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[Théâtre] «En Europe, vous voyez que les gens de couleur sont mal considérés»


Sur scène, les trois acteurs de la pièce évoluent à l'intérieur d'un décor épuré que Robyn Orlina a basé sur l'adaptation cinématographique des Bonnes de 1975 (Photo : Jérôme Séron).

Ce mercredi soir au Kinneksbond, la chorégraphe Robyn Orlin met en scène sa première pièce de théâtre, Les Bonnes de Jean Genet, entre fait divers, satire sociale et réflexion sur l’Europe d’aujourd’hui.

Solange et Claire, deux bonnes, jouent à se déguiser en leur maîtresse, portant même à tour de rôle les robes de Madame. Les Bonnes de Jean Genet, drame puissant qui renferme une extraordinaire satire de la bourgeoisie, est devenue, malgré le malaise que la pièce installe et les critiques virulentes qu’elle reçut à sa création, dans l’immédiat après-guerre, un classique du théâtre français et la plus jouée de son auteur. La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin était au Grand Théâtre de Luxembourg il y a quelques jours pour y présenter deux œuvres lyriques du XVIIIe siècle, Pygmalion et L’Amour et Psyché, dont elle assurait la mise en scène et la chorégraphie. C’est elle qui, pour sa première expérience (à 64 ans!) de théâtre pur, monte Les Bonnes de Genet.
Créée fin 2019 au théâtre de la Bastille à Paris, la pièce sera montrée ce mercredi soir, pour sa seule et immanquable représentation luxembourgeoise, au Kinneksbond de Mamer. Montée en français et, selon le souhait originel de son auteur, avec des acteurs masculins dans les trois rôles féminins, Les Bonnes version Orlin promet 90 minutes pas comme les autres. Robyn Orlin, qui a découvert la pièce très jeune, nous raconte sa longue histoire avec l’œuvre de Genet et le travail qu’elle a entrepris pour se l’approprier et en livrer sa propre version.

Vous avez découvert Les Bonnes lorsque vous étiez adolescente en Afrique du Sud. Quel effet a eu la pièce sur vous à l’époque ?
Robyn Orlin : Quand j’ai découvert la pièce, j’étais une adolescente blanche en Afrique du Sud, et je ne comprenais pas pourquoi la pièce était jouée par trois actrices blanches. Je trouvais que le texte était fort, mais étant donné le contexte dans lequel il était récité, cela ne me semblait pas naturel. Je me suis donc procuré le texte par la suite, qui m’a fait réaliser à quel point il était fort. Il a eu un vrai impact, et il l’a toujours puisqu’il est encore en résonance avec des sujets d’aujourd’hui. J’ai donc décidé d’essayer de monter cette pièce et voilà le résultat.

Ne pas seulement travailler sur la satire sociale

Le personnage de Madame est joué par un acteur blanc alors que les bonnes sont jouées par des acteurs noirs. Pour vous, qui avez grandi et qui avez découvert la pièce en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, on imagine qu’il y a plus que la satire sociale inhérente au texte de Genet, à savoir que vous y apportez aussi un commentaire sur la question de l’appartenance raciale…
Oui. À l’origine, je voulais prendre trois acteurs noirs, cela me semblait trop simple de donner le rôle de Madame à un blanc. Mais l’acteur qui devait jouer le rôle n’a pas pu le faire pour des raisons de santé et, comme cela est arrivé à la dernière minute, j’ai finalement travaillé avec quelqu’un que je connaissais plutôt bien, et il s’est trouvé que cet acteur était blanc. Et cela m’a aussi permis de ne pas seulement travailler sur la satire sociale, mais aussi d’élargir le discours à l’immigration, aux réfugiés…

Vous avez monté Les Bonnes en français, la langue d’origine de la pièce. Pourquoi ne pas l’avoir montée en anglais, puisque c’est dans cette langue que vous l’avez découverte ?
Parce qu’elle a été écrite en français !

Vous vous rapprochez donc de la démarche de Pier Paolo Pasolini pour son dernier film, Salò, que Pasolini tourna en Italie et en italien, mais dont il supervisa le doublage français, car il considérait que, puisque c’était une adaptation de Sade, c’était un film français. On retrouve par ailleurs dans les deux œuvres une représentation très forte de la violence, et les deux abordent les thèmes de la lutte des classes, des problèmes sociaux et raciaux, et de l’homosexualité…
J’ai bien sûr toujours lu la pièce en anglais, mais je crois qu’en français elle est clairement plus forte, cela ne fait aucun doute. Je crois aussi que lorsque l’on commence à traduire un texte, il perd de son essence. Cela dit, la traduction anglaise a été faite par un metteur en scène britannique, Christopher Miles, et je crois qu’il a fait une traduction très fidèle, mais je souhaitais quand même la monter en français, ce qui me permettait aussi de la remettre dans le contexte de l’Europe et non dans celui de l’Afrique du Sud. En Europe aujourd’hui, on sent encore que les gens de couleur sont mal considérés.

Christopher Miles, justement, a aussi réalisé une adaptation de la pièce au cinéma, en 1975, et des morceaux du film sont utilisés dans votre mise en scène…
J’ai vu le film lorsque j’étais jeune, puis je l’ai revu quand j’étais plus âgée et je n’ai pas vraiment aimé la manière dont Glenda Jackson et Susannah York (NDLR : les actrices qui jouent les bonnes) interprétaient les rôles. Je trouvais que le film était très « anglais », très théâtral, et je ne crois pas que le travail de Genet était destiné au cinéma. Ce qui est important chez lui, c’est le texte. J’ai donc voulu utiliser le film pour l’ambiance. J’avais des tas d’idées, mais en ce qui concernait la façon d’utiliser le film, je devais me montrer très simple, du point de vue aussi bien du temps que du budget. Mais je ne voulais pas l’utiliser tel quel, c’est pourquoi, après un long processus, on l’a utilisé comme décor et… vous verrez par vous-même (elle rit) !

Je pose le problème et on voit ensemble comment le résoudre

C’est la première fois que vous mettez en scène une pièce de théâtre. Vous êtes chorégraphe et, pour ainsi dire, vous pensez comme une chorégraphe. Comment avez-vous travaillé sur les mouvements, les déplacements, les corps des acteurs ?
Je suis une chorégraphe très spécifique, je travaille avec ma propre matière, avec ce que les acteurs me donnent. Du point de vue du texte, mais aussi de celui du corps, j’ai tendance à beaucoup questionner, et cette expérience est intéressante, car elle questionne beaucoup, sur le point de vue de Genet, sur la situation en Europe aujourd’hui, en particulier pour les gens de couleur, et beaucoup de ce que j’ai travaillé dans la pièce provient des acteurs. C’est aussi comme cela que je travaille avec les danseurs, je pose le problème et on voit ensemble comment le résoudre.

Avez-vous envisagé d’adapter Les Bonnes dans un spectacle de danse, ou pensez-vous que c’est quelque chose que vous pourriez faire dans le futur ?
J’étais tellement attirée par le texte que je n’ai jamais pensé en faire une pièce chorégraphique. Je crois que le texte est trop riche pour ça (elle rit). Mais c’est une possibilité, je suis toujours partante pour essayer d’autres choses! Je suis quelqu’un de curieux et peut-être que je devrais faire une version dansée.

Ce qui est central dans la pièce est le moment de la « cérémonie », une partie qui peut se révéler très attirante pour des danseurs ou une chorégraphe…
Oui, absolument ! Mais je pense que ce serait légèrement différent. Il faudrait trouver un vocabulaire qui touche le public de la même manière que le texte original. C’est un autre problème à résoudre avec une troupe de danse. Mais il me semble que cela a été fait à la fin des années 1990 par un chorégraphe japonais qui avait travaillé avec deux hommes noirs. Je crois que Madame était aussi jouée par une personne de couleur, pas noire, mais je ne suis plus sûre. Mais l’une des raisons pour lesquelles je voulais trois acteurs noirs était que j’étais curieuse d’avoir le regard d’Africains immigrés ou de ceux de deuxième génération. Cela dit, l’équation a changé et j’ai dû prendre une autre direction que celle que j’imaginais initialement, mais c’est quelque chose que je ferais sans doute si je devais en faire une pièce chorégraphique.

Entretien avec Valentin Maniglia

Kinneksbond – Mamer Ce mercredi soir, à 20 h.

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