Star de la pop en Asie ou en Amérique, Tahiti 80 reste un groupe étrangement mésestimé dans son propre pays, la France. Le quintette vient de sortir Hello Hello, son dixième album en 25 ans de parcours. Décryptage d’une anomalie.
Pop française internationale
Qu’est-ce que la «french pop» (terme non officiel) ? Une appellation qui, déjà à l’oreille, ne sonne pas française. De la pop faite en France, à destination de l’international ? Ou vue de l’extérieur ? Il y aurait alors plus d’intérêt, donc de fascination, à en écouter depuis l’étranger.
La «french pop», pour la situer sur la carte géographique, elle est en France ; sur la carte musicale, elle est pop. Soit. Mais il y aurait, derrière cet agencement de mots, un certain sarcasme ? Non. On connaît pourtant la chanson, par cœur, ou plutôt la citation de John Lennon, «French rock is like english wine». D’accord. Mais Lennon voulait-il parler, s’il a réellement prononcé cette sentence, d’un problème insoluble à cause de l’idiome qui ne sonne pas rock ?
Pour ce qui est de la langue française, le problème est réglé avec Tahiti 80. Xavier Boyer chante en anglais, depuis ses premières démos au début des années 1990, jusqu’à l’inaugural LP Puzzle, sorti en 1999, alors qu’un tsunami a eu le temps de déferler : la «french touch» (terme officiel).
Si le rock français, c’est comme le vin anglais, le pays de Jean-Michel Jarre a toujours été fortiche en electro, en disco – rappelons, à ce propos, que Daniel Vangarde, le père de Thomas Bangalter «la moitié de Daft Punk», a été le producteur de nombreux hits de la discomania. La french touch alors? Tahiti 80 n’ont jamais été rangés dans ce rayon : pour cause, leurs disques s’avèrent moins électroniques que leurs lives.
Comment décrire leur musique ? Disons que c’est du soft rock et de la synth-pop gorgée de soul et de R’n’B, enrobée d’une production indie, pour ce que ça signifie aujourd’hui et, en même temps, boostée par un son FM, pour ce que ça pouvait vouloir dire hier. Qu’y trouve-t-on encore ?
Des éclats fragiles de Sarah Records combinés à un groove moite, des pulsations funky, un feeling post-Prince à la Hot Chip ou à la Metronomy, des mélodies qui collent à la peau comme la transpiration. Et, dans le chant de Boyer, il n’y a pas l’accent «frenchy» qui fait chou; il a suivi des études d’anglais, ceci expliquant cela. Alors quoi, Tahiti 80 n’est pas assez «smart» ? Certes, Rouen, la ville d’origine du groupe, fait moins chic que Versailles.
Ailleurs, ils y sont
Dans ce contexte, la «touche française», ce n’est pas «la chanson à texte», qui, si elle figure en tant qu’orgueil du patrimoine, freine souvent l’élan pop. La France, c’est le pays de Balzac et de Hugo, de Brassens et de Pivot, bref, un fief littéraire ; alors, dans la musique aussi, les lettres attribuent la noblesse.
La «touche française» peut aussi renvoyer à l’interprétation, façon Gainsbourg, soit celle qui limite au maximum le lyrisme – le «talk over». Mais alors là rien à voir encore avec Tahiti 80, combo en quête d’envolées mélodiques – il s’avère, là-dessus, proche de Phoenix. Et si, finalement, le seul objectif (et le génie) de Tahiti 80, c’était de composer de pures chansons pop, en tant qu’honnêtes artisans ? Après, à qui les aime de les suivre.
En Belgique, aux États-Unis, en Indonésie, en Corée ou au Japon, les fans de Tahiti 80, nombreux, répondent à leurs chansons par du «headbanging» exalté, pendant qu’une grande partie de la France leur tourne le dos.
On ne les arrête pas dans la rue, alors qu’au Japon, ce sont ni plus ni moins des héros ; ils ont même travaillé avec la star nippone Kahimi Karie. Vient en tête un nom proche de Tahiti 80, en termes de numérologie : M83. Anthony Gonzalez est désormais «énorme» en France, mais c’est ailleurs que sur ses terres qu’il a longtemps joui du succès ; son mélange de prog à la Pink Floyd, d’ambient et d’electro grandiloquente semblait ne pas trop avoir sa place dans un pays qui, au même moment, célébrait le retour de la chanson «à texte». Il en va de même pour Yelle. Ou pour Tahiti 80.
La touche Tahiti 80
Durant les années 2010, la scène française, indie-rock et electro-pop, fait des étincelles dans l’underground, avec Mohini Geisweiller, Circé Deslandes, Turzi, Koudlam, Moodoïd, Alexandre Chatelard, tous les groupes de Nicolas Ker, et plein d’autres, la liste est longue. Tahiti 80 se retrouvent encore exclus de la party : ils ne sont pas «sous terre», juste sous-estimés.
Ils continuent pourtant de produire d’excellents titres – écouter, sur Ballroom (2014), le mélancolique Coldest Summer, un grand tube de crème solaire. Nul n’est prophète en son pays. Tout le monde connaît l’adage; Tahiti 80 l’illustrent mieux que personne.
En 2020, ils n’ont plus rien à prouver, mais viennent de sortir un dixième album, Hello Hello, comme si c’était le premier. Le clip d’Every Little Thing ne se cache pas d’être vintage – le «80» dans le nom du groupe fait sens. Il est agréable de retrouver leurs ritournelles façonnées pour les nostalgiques de cassettes audio.
Beats fracassants, gimmicks ravageurs, voix qui pleure, guitare qui gargouille (Poison Flower), airs fredonnés qui s’écoulent sans autotune (1+1), carambolage dancefloor (Vertigo), classic pop immédiats (About Us), la touche Tahiti 80 reste intacte. Le pouce est dressé autant qu’il presse, à nouveau, «play». La France n’écoute pas assez Tahiti 80? Nous continuerons de les écouter.
Hello Hello, de Tahiti 80.
Rosario Ligammari