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« Nous ne sommes pas nous-mêmes », le roman fleuve de Matthew Thomas (Interview)


Un premier roman : « Nous ne sommes pas nous-mêmes » de l’Américain Matthew Thomas. Et d’emblée, tout y est : la grâce, l’émotion, le souffle, la passion, la maladie, l’époque, la société… Déjà un classique !

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Matthew Thomas : « L’écriture de ce roman, c’était comme piloter un bateau, il n’y a pas une ligne droite, on se laisse porter par le courant. » (Photo : DR)

Aux États-Unis, ce fut l’histoire d’une sacrée bagarre éditoriale. Pour Nous ne sommes pas nous-mêmes, le premier roman de Matthew Thomas, 40 ans et professeur d’université, fut signé un chèque d’un million de dollars (environ 750 000 euros) ! Succès outre-Atlantique, et le livre arrivant en Europe, le cinéma s’intéresse à lui et un studio a acquis les droits d’adaptation.

Dans la grande tradition russe (Tolstoï, Dostoïevski), Thomas a écrit une fresque au long cours. Avec Eileen que l’on découvre à l’âge de 9 ans en 1951 et que l’on va accompagner au fil du temps. Elle se mariera avec Ed Leary, brillant étudiant qui deviendra un chercheur aussi brillant que modeste ; ils auront un enfant, Connell. Elle voudra à tout prix s’élever socialement, sortir de cette middle class dans laquelle lui se maintient, sans faire d’éclats.

Et puis, il y aura la maladie. Alzheimer rattrape Ed alors qu’il entame la cinquantaine… D’emblée, avec un roman tout en grâce et en émotion, traversé par le souffle de l’histoire et de l’époque, Matthew Thomas s’est hissé au niveau de grands comme John Updike ou encore Jonathan Franzen… Rencontre exclusive avec un écrivain qui, en un seul roman, fait déjà figure d’auteur classique.

> Vous publiez, à près de 40 ans, votre premier roman. Quand et comment est-il venu à vous ?

Matthew Thomas : J’ai commencé à écrire à l’âge de 14 ans. Des petites histoires… Et je lisais beaucoup de poésie, de fiction. Tout cela, quand j’y repense, c’était un travail préparatoire à l’écriture de la fiction. Un travail d’apprenti, en quelque sorte. Puis je suis passé à l’écriture d’une fiction à la fin de ma formation universitaire. Mais jamais je n’ai songé alors à publier. J’étais pris par mon métier de professeur à l’université de Californie. C’est pour cette raison qu’il m’a fallu dix ans pour arriver à la fin de Nous ne sommes pas nous-mêmes.

> Pendant tout ce temps de gestation, vous gardiez secret votre travail ou le montriez à d’autres personnes ?

J’ai montré le roman à ma femme en 2011. Je venais de finir le premier brouillon, mais auparavant, il y avait déjà eu deux versions. J’ai été vigilant sur un point d’écriture : je voulais qu’en permanence, le récit soit fluide.

> Durant ces dix années de travail sur votre roman, vous avez songé parfois à tout arrêter, tout abandonner ?

Jamais je n’ai ressenti le désir ou l’obligation de tout stopper. Quand je travaillais sur le texte, il y avait en moi comme une évidence. J’étais tellement investi dans l’histoire, il m’était impossible d’arrêter. J’ai, durant tout ce temps, éprouvé un sentiment de terreur, je n’avais aucune garantie de publication et encore moins que cela fonctionnerait. Mais j’avais des indices qui m’indiquaient que j’étais sur le bon chemin. J’avais comme une espèce de foi en ma capacité à façonner tout ce matériau dont je disposais!

> Qu’avez-vous ressenti quand vous avez terminé Nous ne sommes pas nous-mêmes ?

Du soulagement plus que de la joie. J’avais tellement investi dans cette histoire… Oui, j’avais tellement été sous le poids de l’anxiété, pendant toute cette période. La dernière année d’écriture, c’était très dur. En dix ans, ma vie a changé : je me suis marié, j’ai eu des enfants, tout cela vous met une pression importante et vous pompe de l’énergie. Parce que, il faut bien le savoir, l’écriture d’un roman, c’est l’entreprise de Don Quichotte. Oui, le romancier, c’est Don Quichotte. Il doit se battre seul contre les moulins…

> Votre roman fait près de 800 pages avec un personnage central, Eileen Tumulty qu’on découvre à l’âge de 9 ans…

… Et pendant les dix années de l’écriture du roman, elle ne m’a jamais quitté. Tout comme les autres personnages. Alors, quand on écrit un roman, il faut beaucoup d’organisation. Dans la tête, sur le papier et aussi dans les tâches quotidiennes.

> Pour une telle fresque romanesque, aviez-vous un plan de route ?

J’avais une carte topographique, je voyais les bords, je connaissais les frontières et les États qui composent le territoire. Mais surtout, ce sont les personnages qui m’ont emmené dans ce voyage. L’écriture de ce roman, c’était comme piloter un bateau, il n’y a pas une ligne droite, on se laisse porter par le courant. Alors, oui, j’avais un plan, mais je m’étais accordé la capacité à l’ouverture, à l’expérience…

> Comment définiriez-vous Eileen et Ed Leary, les personnages principaux de votre roman ?

D’abord, les prénoms de deux personnages commencent par un « E », et ce n’est pas un hasard. J’ai voulu insister sur le fait qu’entre eux, il y a toujours eu une relation. Ils sont issus de milieux différents mais similaires dans la société américaine de la seconde moitié du XXe siècle. Ed s’immerge dans le travail et se replie sur lui-même, Eileen veut améliorer sa vie qu’elle trouve ordinaire. Elle essaie de s’échapper de sa condition dans cette classe moyenne, lui trouve la paix dans son travail…

> Dans le couple, au fil du temps, les routes d’Eileen et d’Ed vont peu à peu s’écarter…

Oui, et l’héroïne va à nouveau se rapprocher de son mari souffrant. L’aider à affronter la maladie. Elle va à nouveau regarder l’autre et ne plus vouloir à tout prix l’idéal. Elle va aussi comprendre qu’elle n’est pas elle-même…

> Le titre du roman, Nous ne sommes pas nous-mêmes est aussi une citation extraite du Roi Lear de William Shakespeare…

J’enseignais cette pièce à mes étudiants, et immédiatement, ces mots ont résonné en moi. Parce qu’on existe par la relation avec l’autre. Oui, nous avons une vie intérieure, des rêves, des espoirs, mais nous ne sommes pas nous-mêmes là, maintenant. On a besoin des autres, on n’est pas réductible à l’apparence, on a une vie plus riche que sa biographie…

Entretien avec notre correspondant à Paris, Serge Bressan