Sascha Ley continue de défricher son territoire sonore. À preuve, son nouvel album, In Between, étonnant collage de voix, d’improvisations et de petites histoires. Découverte.
Depuis trois décennies, Sascha Ley est de toutes les scènes, de toutes les affiches : cinéma, théâtre, musique, danse, performance et poésie, rien ne rebute l’artiste, ni ne l’arrête, elle qui apprécie l’art dans sa globalité. Si sa voix se veut discrète dans le film d’animation Icare (qui représente le Luxembourg aux prochains Oscars), elle prend toute sa dimension dans In Between, nouveau disque doublement appuyé par le label allemand JazzHausMusik et le producteur français Jean-Pascal Boffo. Une œuvre à part où on la retrouve en solo, un temps séparé de son alter ego contrebassiste Laurent Payfert (ils prévoient de sortir en 2023 un troisième album ensemble, Instants).
Appuyée ce coup-ci par un piano, un micro-synthétiseur et d’autres appareils, comme des objets du quotidien, la chanteuse fait dans le radical et le singulier, jonglant avec les mots, la langue et les vocalises. Mieux, comme pour rappeler son enthousiasme pour l’improvisation et la musique avant-gardiste, elle combine, dans 17 chansons folles mais accrocheuses, les boucles sonores, le vocodeur, des bruits et des sifflets. Sa manière d’affirmer qu’elle ne rentre dans aucune case. Entretien.
Depuis toujours, vous naviguez entre théâtre, cinéma, danse et musique. Quel artiste êtes-vous?
Sascha Ley : Après trois décennies, je commence à peine à le savoir (elle rit). Depuis l’école, j’ai toujours eu une approche totale. C’est que c’est difficile de choisir, d’abandonner des pratiques, des passions. À l’époque, tout était cadré, mais aujourd’hui, les formes et les disciplines se mélangent. C’est dans ce genre de proposition que je m’épanouis le plus. L’important, c’est qu’il y ait toujours des routes ouvertes, des sentiers sur lesquels je peux avancer. Je suis et je reste une exploratrice.
Dans cette vaste palette artistique, où se situe la musique?
Elle est toujours là! J’ai un lien fort avec la musique, et j’ai envie d’en faire en permanence. Ce n’est pas un effort pour moi, même si parfois, il m’arrive de travailler comme une dingue sur un projet pendant six mois ou deux ans. Cette connexion est d’autant plus vraie si on la résume à la voix : pour le coup, je la porte toujours avec moi. C’est elle, mon instrument.
Votre premier album remonte à 1999. Vous sentez-vous dans la peau d’une précurseur au Luxembourg?
(Elle hésite) C’est compliqué pour moi de me trouver un statut. Ce que je sais, c’est que j’appartiens à la génération qui a tout fait, au pays, pour que notre art soit considéré comme un travail, et non pas comme un simple hobby. D’être payé pour ça, d’avoir des droits… Mais restons modeste, je n’ai rien inventé! Et dans le théâtre et la musique, il y avait déjà d’autres précurseurs, tout aussi motivés et inspirants.
Ces dernières années, la scène nationale a radicalement évolué. Est-il plus difficile de s’y faire une place?
À l’époque, ici, j’étais la première chanteuse de jazz connue. Et le milieu fonctionnait avec beaucoup plus de spontanéité. Quand je jouais quelque part, par exemple, il n’était pas rare que l’on vienne me voir pour me dire : « Tu viens chez nous la semaine prochaine? » Et ça marchait, même si parfois, j’étais payée au chapeau, ou je recevais un cachet ridicule. Aujourd’hui, il y a plein de talents, et c’est tout le milieu qui s’est professionnalisé. Pour faire un concert, il faut s’organiser, prévoir des mois à l’avance. C’est devenu un boulot à part entière! Après, je ne me plains pas : je suis toujours là, j’ai des idées plein la tête, je trouve mon public… Je ne suis aucunement perdue ou oubliée.
Avec ce nouvel album, In Between, vous mettez un temps de côté votre collaboration avec Laurent Payfert. Repartir en solo, ça vous fait quoi?
(Elle rit) C’est une grande aventure, toujours excitante! J’en ai ressenti le besoin. Oui, je l’ai fait sans réfléchir, par nécessité. Il y a eu notamment ces deux années et demie folles, où j’étais écartelée entre différents projets. C’était épuisant… J’ai eu alors envie de me concentrer sur quelque chose de plus déterminé, à travers lequel je me sente libre. Mais attention, le solo ne veut pas dire être isolé : je peux en effet aller partout, favoriser les rencontres, imaginer des performances avec d’autres collègues. Être seule, ça ouvre un tas de possibilités. Et ça permet de dire certaines choses directement.
Que raconte alors In Between?
Derrière l’improvisation et la narration abstraite, il est question de grandes réflexions sur le sens de la vie. J’ai perdu la même année deux êtres qui m’étaient chers. Je les ai accompagnés jusqu’au bout, et quand on se confronte à la mort avec autant d’intensité, on en ressort changé. In Between, ça parle justement de cet entre-deux, de la naissance à la fin inexorable durant lequel on s’agite, on vit, on aime. Ça parle de beauté et de tragédie, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Être consciente de ce genre de choses, c’est un peu se rapprocher du bonheur.
Ce disque est plus radical que les précédents, quasiment expérimental. Le dépouillement, est-ce une voie que vous recherchez?
J’aime aller à l’essentiel, à l’essence même des choses. Creuser au plus profond des sentiments. Surtout que cette envie de restriction n’empêche pas une certaine force de s’imposer. Dans une telle musique, les sensations se nichent dans les espaces, les fissures, les respirations. Il y a de la beauté dans la retenue. Après, je ne suis pas obsédée par la sobriété! D’ailleurs, en live, je vais rajouter des instruments, et sûrement des mots, des images…
Aller au-delà des traditions musicales, est-ce une motivation?
Dès que j’entends un son nouveau, mes oreilles s’ouvrent en grand et mon cerveau fait tilt! Après, par contre, c’est le naturel qui prend le dessus. Je ne cherche pas à faire quelque chose d’expérimental, coûte que coûte, mais ça arrive! On va dire que j’aime m’exprimer à travers des outils peu conventionnels, et forcément, le résultat peut être singulier. J’arrive même à me surprendre! Quand ça me plaît, je plonge et plus on descend, plus on découvre des choses dans les profondeurs. Du coup, ça risque de devenir encore plus fou à l’avenir (elle rit). Mais, encore une fois, ce n’est pas un concept. Je n’aime pas l’idée de faire l’art pour l’art. L’important, ça reste de toucher le public. Sinon, c’est que l’on s’est trompé.
Vous parliez de votre voix comme d’un instrument. Comment en êtes vous arrivé à cette association?
J’ai toujours chanté, sans aucune formation académique. Ça me fascinait, simplement. Et une voix, c’est une des choses qui vous caractérise le mieux. Au départ, si j’ai choisi le jazz, c’est que j’avais compris, très tôt, que l’on pouvait inventer des choses. Au fil du temps, j’ai découvert la musique expérimentale, d’avant-garde… C’est fascinant de se dire que la musique est partout, qu’on peut l’attraper et l’arranger. L’important, pour moi, c’était d’éviter de tomber dans une forme de sophistication. Je voulais que ma voix s’exprime naturellement avant de l’enrober d’effets. Ça m’a pris du temps, mais maintenant, je m’amuse!
Le langage, la voix, le minimalisme… Vous sentez-vous proche d’une artiste comme Camille?
La comparaison est flatteuse, mais je ne connais pas bien son répertoire. Mes références sont plutôt à chercher au niveau de la libre improvisation. D’être au milieu de musiciens, avec un d’entre eux qui se lance et les autres qui suivent, à l’instinct. J’ai vu des gens tirer des sons incroyables de leurs instruments! J’essaye, aujourd’hui, à mon niveau, de faire la même chose avec ma voix. Et de définir à travers elle mon propre univers.
Sur des morceaux plus « classiques« , vous épousez le rôle de conteuse. Racontez des histoires, c’est finalement ce qui unit tous vos projets, non?
Tout à fait! Que je sois en concert avec mes chansons ou au théâtre avec un texte de quelqu’un d’autre, raconter des histoires est en effet un fil rouge, que l’on s’adresse d’ailleurs à l’intellect ou aux sens, au cerveau ou au corps. D’ailleurs, quand on parle trop, ça marche moins bien.
Heureusement qu’il y a l’abstraction…
Oui. C’est une manière de laisser au public ou à l’auditeur la possibilité de se construire leurs propres récits, leurs propres rêves.
In Between, de Sascha Ley.
Un concert «release»
est prévu dimanche, 11 h,
à Neimënster (Luxembourg).
Special guest : Jean-Pascal Boffo
Il y a de la beauté dans la retenue
Une voix, c’est une des choses qui vous caractérise le mieux