Accueil | Culture | [Musique] Docteur Kendrick et Mister Lamar

[Musique] Docteur Kendrick et Mister Lamar


Coiffé d’une couronne d’épines sur la pochette, Kendrick Lamar apparaît aussi en lévitation, les bras en croix, dans le clip de N95. Une façon de marcher dans les pas de Kanye West? (Photo : universal music)

De retour avec Mr. Morale & The Big Steppers, un double album magistral qui le voit encore scruter la société contemporaine, Kendrick Lamar s’ouvre aussi sur son envie et son parcours pour devenir un meilleur être humain.

Mille huit cent cinquante-cinq jours : c’est le temps qui s’est écoulé entre la sortie du précédent album de Kendrick Lamar, Damn (2017), et celle de Mr. Morale & The Big Steppers. Une date de sortie semblait être prévue depuis longtemps. Après qu’une voix céleste lui souhaite de «trouver la paix intérieure», il glisse : «1 855 jours / J’en ai traversé, des choses / Soyez apeurés». En voilà une entrée en matière. Que doit-on craindre, au juste? Le rappeur de Compton, il faut le dire, s’est largement mis en retrait des projecteurs depuis Damn, y compris lorsqu’il a été le premier rappeur à recevoir le prix Pulitzer puis sorti l’album Black Panther (2018), sorte de bande originale de la bande originale du film Marvel, dont il a été l’architecte et le producteur.

Le nombre en lui-même, 1855, n’a pas de signification particulière; il faut voir cette période comme le temps qui sépare un Vendredi saint et un vendredi 13, la lumière et l’ombre. L’ultraénergique Damn était cette œuvre entre chronique contemporaine, étude de mœurs et brûlot politique, pointant du doigt une Amérique incapable d’aimer, et qui pensait trouver son salut dans la haine, la violence et l’injustice. Cinq ans plus tard, l’opposition entre une fête religieuse et une date qui terrifie les superstitieux prend tout son sens : le superhéros auquel il a dédié un album est mort dans la fleur de l’âge, le monde tout entier a été transformé par une pandémie longue de plus de deux ans, et les promesses d’un futur plus juste porté par les mouvements #MeToo et Black Lives Matter se sont déjà estompées. Et alors que les inégalités, y compris au sein des pays riches, continuent de se creuser de façon inexorable, la crise climatique et une guerre viennent, elles aussi, bousculer l’équilibre fragile du monde.

Surprise : le prophète revient avec un double album et, donc, beaucoup de choses à dire. Mais pas celles que l’on présumait

Quand Kendrick Lamar prévient l’auditeur de son «be afraid», il sous-entend aussi que tout ce que l’humanité a traversé depuis cinq ans a rendu notre époque terrifiante. Si c’était là son sens premier, il aurait livré un album parfaitement conforme à ce que l’on attendait de lui : une critique politique et sociale qui affronte les sujets brûlants qui ont changé la vie de tous, et qui ont particulièrement touché les défavorisés. Mais le rappeur n’est jamais là où on l’attend. D’ailleurs, beaucoup pensaient qu’il était parti en retraite anticipée. La surprise n’est évidemment pas que le prophète, dont un morceau comme XXX anticipait de trois ans le meurtre haineux de George Floyd par un policier blanc et les manifestations qui ont suivi, soit de retour. La surprise, c’est qu’il revienne avec un double album et, donc, beaucoup de choses à dire. Mais pas celles que l’on présumait.

Briseur de malédiction

«Alors qu’autour de moi le monde évolue, je réfléchis à ce qui compte le plus. La prochaine vie dans laquelle atterriront mes mots», avait posté Kendrick Lamar en août dernier sur son site. Des paroles encore une fois aux sens multiples : cette «prochaine vie», c’est d’abord celle de sa fille, née en 2019. C’est aussi plus généralement celle des générations futures, que l’optimiste en lui espère voir réussir les combats que sa génération a déjà perdus («Le monde dans lequel je suis est un cul-de-sac / Le monde dans lequel nous sommes est juste menaçant», rappe-t-il dans United in Grief). Enfin, «K-Dot» fait allusion à sa propre vie d’après. Égocentrisme? Non, plutôt une façon de conjurer l’oubli à la suite de l’acte purificateur qu’est Mr. Morale & The Big Steppers.

L’œuvre la plus intime du rappeur, dans lequel il passe en revue ses propres contradictions et luttes, à l’intérieur d’un monde forcément déréglé

Car ce double album est le plus intime du rappeur de 34 ans, dans lequel il passe en revue ses propres contradictions et luttes, avec ses démons intérieurs, ses émotions, sa famille et sa compagne, le tout à l’intérieur d’un monde forcément déréglé. Malgré le titre qui le place en deuxième position, le premier des deux disques de neuf titres est The Big Steppers : un terme utilisé pour décrire des personnes égoïstes, perfectionnistes et doucement imbues d’elles-mêmes. Une position avec laquelle celui que l’on considère généralement comme un grand visionnaire joue pour mieux remettre les pendules à l’heure : «Mes gènes peuvent construire des multivers» (Worldwide Steppers), assène celui qui reprendra, plus loin, que «mieux connu sous mon propre nom, je suis un demi-dieu» (Mr. Morale). Le double album vise bien sûr à révéler que Kendrick Lamar, un humain comme tous les autres, ne cherche pas à devenir plus que cela, seulement meilleur en tant qu’humain.

The Big Steppers explore ainsi la masculinité toxique, «malédiction héréditaire» qu’il aurait brisée (Father Time), le péché de la luxure (Worldwide Steppers), et éreinte au passage la «cancel culture» (N95). La première claque intervient avec We Cry Together, où Lamar et l’actrice Taylour Paige s’adonnent à une violente dispute de couple qui se transforme peu à peu en un cri de rage contre le manque de considération envers les femmes par une société où dominent les hommes. En contrepoint de ce premier disque, le second, Mr. Morale, tire les conclusions apprises par le rappeur, qui s’est même inventé pour l’occasion un nouvel alter ego répondant au nom d’Oklama (un terme qui signifie, pour la tribu amérindienne des Chactas, «mon peuple»).

«Twist» religieux

Dans Mr. Morale, il se penche sur la transition de genre d’un membre de sa famille et réfléchit à l’évolution de son propre regard sur le sujet (Auntie Diaries), ou encore sur les abus sexuels dont a été victime sa mère (Mother I Sober, une autre claque, où Lamar invite Beth Gibbons, de Portishead). Plus mesurée, plus mélodique et aérienne que la première moitié – qui fait la part belle au rap pur et dur –, cette deuxième partie inclut aussi que l’artiste souhaite racheter ses péchés, jouant désormais la transparence et l’honnêteté. C’est aussi dans ce deuxième disque que l’on rencontre le plus souvent des références religieuses, que Kendrick Lamar affiche jusque sur la pochette, où on le voit coiffé d’une couronne d’épines.

On sait que l’artiste californien compte Kanye West comme l’un de ses mentors, et le «twist» religieux de ce nouvel album a peut-être quelque chose à voir avec cela. Depuis la sortie de Damn, «Ye» est devenu serviteur de Dieu, et Kendrick Lamar apparaît aujourd’hui en lévitation, les bras en croix, dans le clip de N95. De même que le rappeur de Chicago a invité Marilyn Manson ou DaBaby, tous deux accusés d’agressions sexuelles, sur Donda (2021), Lamar fait apparaître à plusieurs reprises Kodak Black, qui a fait face aux mêmes mésaventures, sur son album (dont le «banger» Silent Hill). À la différence de Kanye West, «K-Dot» le fait moins dans un souci de vouloir absoudre des péchés, mais parce qu’il se réclame d’une zone grise, fatigué d’un monde où tout doit être tout blanc et tout noir. De la religion, il retient surtout la dimension spirituelle, en faisant plus volontiers des clins d’œil à Eckhart Tolle, chantre de la méditation.

Kendrick Lamar avait conclu Damn par Duckworth (son nom de famille), jusqu’alors son morceau le plus personnel, qui ouvrait naturellement la voie à Mr. Morale & The Big Steppers. Ce dernier album se termine par Mirror : Kendrick face à Kendrick («Je me choisis, je suis désolé»). Une conclusion superbe pour une œuvre monumentale, un album (littéralement) de la maturité et le dernier pour le label TDE, qui l’a découvert en 2003 (il était alors âgé de 15 ans) et auquel il est toujours resté fidèle. Aujourd’hui à la tête de l’opaque projet pgLang, qui regroupe plusieurs disciplines artistiques, on l’imagine poursuivre son chemin en indépendant. Quant à savoir quelle sera la destination, il est impossible de le prédire.

Mr. Morale & The Big Steppers,

de Kendrick Lamar.