Le LuxFilmFest s’est achevé ce week-end avec la double victoire du drame de guerre Quo Vadis, Aida?. Et en dépassant les attentes de fréquentation, en salle comme en ligne.
Plus qu’un soulagement de la part des organisateurs, c’était une vraie victoire pour la culture. La onzième édition du LuxFilmFest s’est achevée hier soir avec la projection de There Is No Evil, de l’Iranien Mohammad Rasoulof, Ours d’or 2020 au festival de Berlin. De quoi répondre par l’affirmative à Sam Tanson, qui évoquait, pour le meilleur ou pour le pire, que cette édition était «un pari», après la décision crève-cœur de l’arrêt prématuré de l’édition précédente, mais aussi en raison de l’élaboration d’un festival hybride, une première en Europe depuis le début de la pandémie de Covid-19. Un enjeu répété, samedi soir, par Alexis Juncosa, directeur artistique du festival : «En nous lançant dans l’aventure hybride, on ne savait pas quelle serait la réponse du public.»
Dans une époque où le danger et la torpeur se traduisent par la froideur des chiffres, ceux du onzième LuxFilmFest ont de quoi remonter le moral : 4 200 spectateurs en salle, pour un taux de remplissage estimé à 80 %, dépassant ainsi «les attentes d’un événement réalisé dans un contexte sanitaire sensible». À titre de comparaison, l’édition précédente, stoppée quatre jours avant son dénouement, comptabilisait 12 250 spectateurs, un chiffre qui aurait été facilement atteint sinon dépassé cette année, si le protocole sanitaire n’avait pas privé les salles d’une grande partie de leur capacité depuis leur réouverture, le 11 janvier.
Un triomphe en ligne
Le contexte actuel voit encore l’Europe privée de la majorité de ses salles obscures. Comme vestiges de l’histoire récente, beaucoup d’entre elles gardent encore, sur leur devanture, les affiches de films sortis il y a un an ou plus. La multiplication des évènements strictement en ligne, qui prennent encore et sans difficulté le pas sur le format hybride, amène les cinéphiles et les professionnels à se questionner sur l’avenir de telles manifestations : entre le déroulement de festivals sur des plateformes dédiées et l’organisation d’évènements similaires sur Netflix ou autres plateformes de streaming, il n’y a qu’un pas, qu’il est facile de franchir. Pour combien de temps l’industrie du cinéma résistera-t-elle encore?
Dans sa version en ligne, le LuxFilmFest fait très fort, en accueillant «avec une très grande joie», selon Alexis Juncosa, environ 20 000 visionnages, comprenant à la fois les films et l’offre gratuite (courts métrages, master class de William Friedkin, débats et Q&A). Le nombre estimé de spectateurs en ligne, d’après un coefficient standard de 1,7 spectateur devant son écran, s’élève donc à 34 000, auquel il faut encore ajouter la participation du public aux événements incontournables du festival qui se sont déroulés cette année en ligne (Openscreen, soirée Crème fraîche, Lost Weekend). Avec un public en sécurité chez soi, et sans que cela ne porte forcément préjudice à la salle (comme en atteste le succès de nombreuses séances, dont les projections uniques en salle), le festival en ligne a toutes les chances de son côté pour être reconduit lors de l’édition 2022. «Mais nous sommes là pour faire la promotion de la salle, nuance Alexis Juncosa. Malgré tout l’intérêt qu’a présenté cette formule, nous espérons revenir l’année prochaine en salle.»
Si l’expérience hybride doit être éphémère, c’est que l’expérience en salle aura gagné. Mais dans ce duel amical, le capricieux arbitre qu’est la situation sanitaire fait encore et toujours sa loi. C’est néanmoins le choix des mots qui interpelle : parler d’«intérêt» plutôt que de triomphe, c’est refuser d’accepter que le cinéma évolue, comme il l’a toujours fait. C’est aussi refuser d’admettre que le silence des salles ailleurs en Europe et dans le monde est uniquement le fait de décisions politiques infondées et méprisantes envers la culture. Aux César ce week-end, mais aussi partout ailleurs, on a déjà vite oublié que le Luxembourg fait figure d’exemple dans sa volonté courageuse de reprendre le cours de sa vie culturelle comme avant (ou presque), même s’«il n’y a pas encore de retour à la normalité», rappelle Alexis Juncosa. La salle, elle, ne mourra jamais. Espérons donc que le succès du LuxFilmFest amènera nos voisins à repenser leurs décisions quant à la réouverture des lieux culturels.
Forcément politique
Par la force des choses, et si l’évènement était avant tout la célébration des retrouvailles entre le cinéma et son public, ce onzième LuxFilmFest était une édition politique. Le palmarès le reflète, qui a vu trois films engagés réaliser un doublé. Los lobos (prix du public et mention spéciale du jury de la critique), un film mexicain de Samuel Kishi Leopo, raconte l’exil difficile de deux enfants et leur mère aux États-Unis, à la recherche d’une vie meilleure. Antigone, de la Canadienne Sophie Deraspe (prix du jury jeune et prix du jury scolaire), transpose la fameuse tragédie grecque de nos jours, à Montréal, avec pour héroïne une immigrée d’origine kabyle.
Enfin, Quo Vadis, Aida?, de Jasmila Zbanic (Grand Prix et prix de la critique), raconte le combat d’une traductrice des Nations unies pendant la guerre de Bosnie pour sauver son mari et ses deux fils. Un «film fort, engagé, nécessaire, utile» pour la présidente du jury international, Sandrine Bonnaire, tandis que le jury de la critique a salué ses «qualités esthétiques» et «l’interprétation merveilleuse» de Jasna Duricic, et en souhaitant «à la fois remémorer les terribles massacres perpétrés en Bosnie-Herzégovine au début des années 1990 et mettre en lumière les recherches scientifiques qui essaient, aujourd’hui encore, d’en identifier les victimes». Dans son discours de remerciement, la réalisatrice «espère que cette récompense permettra au film d’être vu» et qu’il «encourager(a) les voix féminines à s’exprimer pour le passé et dans le futur». Le documentaire Nemesis, du Suisse Thomas Imbach, qui a filmé pendant sept ans la destruction de la gare de fret de Zurich et son remplacement par une prison, a lui été récompensé par le jury documentaire pour «la teneur humoristique de ses images» et parce qu’il «repousse les limites entre fiction, documentaire et film expérimental».
Après le film qui a suivi la cérémonie de remise de prix, The United States vs. Billie Holiday, très belle fresque historique et musicale qui révèle la chanteuse de soul Andra Day (elle-même inspirée par «Lady Day») dans une interprétation majestueuse, et le film de clôture hier soir, le LuxFilmFest donne déjà rendez-vous du 3 au 13 mars 2022 pour sa prochaine édition. En attendant, le LuxFilmLab, nouvelle collaboration entre le festival et Kinepolis, reviendra le 7 avril avec The Father, l’un des favoris des Oscars, avec Olivia Colman et Anthony Hopkins. La salle a encore de beaux jours devant elle.
Valentin Maniglia
Le palmarès complet
GRAND PRIX
Quo Vadis, Aida?, de Jasmila Zbanic
PRIX DU DOCUMENTAIRE
Nemesis, de Thomas Imbach
PRIX DE LA CRITIQUE
Quo Vadis, Aida?, de Jasmila Zbanic
Mention spéciale : Los lobos, de Samuel Kishi Leopo
PRIX DU PUBLIC
Los lobos, de Samuel Kishi Leopo
PRIX DU JURY JEUNE
Antigone, de Sophie Deraspe
PRIX DU JURY SCOLAIRE
Antigone, de Sophie Deraspe
PRIX DU JURY ENFANTS
Rocca Changes the World, de Katja Benrath