Sous le coup d’une fatwa depuis 1989, le Britannique d’origine indienne Salman Rushdie publie son douzième roman, simplement titré Quichotte. Un conte inspiré par le «roman des romans» de Cervantès et joyeusement satirique sur l’Amérique contemporaine. Un bonheur de lecture.
Souvent, il rappelle que, parmi ses quelques livres de chevet, se trouvent Les Mille et Une Nuits et Alice au pays des merveilles. Il prend plaisir aussi à glisser qu’il éprouve un amour incommensurable pour le conte et pour les récits où se côtoient un grand nombre de personnages.
À 73 ans et deux années après La Maison Golden, l’immense figure de la littérature mondiale (et pas seulement parce qu’il est sous le coup d’une fatwa lancée en 1989 après la publication, l’année précédente, de ses Versets sataniques), Salman Rushdie est de retour. Avec un livre XXL simplement titré Quichotte. Près de 430 pages de tendresse, d’enchantement, de terrible satire.
Né en Inde, ayant vécu de nombreuses années à Londres et installé depuis un moment à New York, il ne se cache pas pour confier s’être inspiré d’un texte monumental publié dans les premières années du XVIIe siècle : L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, de l’Espagnol Miguel de Cervantès (1547-1616).
Certains, à l’image de l’Américain James Frey, ont fait revenir Jésus-Christ à New York au début du XXIe siècle, et d’autres, comme l’Allemand Timur Vermes, ont plongé Hitler dans une télé-réalité. Rushdie a transposé les aventures de l’antihéros de Cervantès dans les habits et le corps d’un Américain né en Inde, représentant de commerce lancé dans un «road movie» au volant d’une vieille Chevy Cruze gris métallisé à la quête, dans l’espoir fou d’amour, de conquérir la bombe atomique qu’est la présentatrice star d’un talk-show de télé-réalité, la vertigineuse Miss Salma R.
«Descente vers la folie»
Chez Cervantès, les aventures de Don Quichotte étaient prétexte à une satire cinglante de la société et de la monarchie espagnoles du XVIIe siècle. Avec Rushdie, c’est encore une joyeuse satire avec ce Mr Smile (qui ne signifie pas «sourire» mais est simplement la prononciation «à l’américaine» de son prénom de naissance, Ismail), représentant de commerce (en produits pharmaceutiques) en fin de carrière, viré par son cousin de patron, maigre et long, «pressé par le milieu tel un tube de dentifrice» et totalement addict aux programmes télé les plus débiles, les plus nuls.
C’est aussi une plongée cinglante dans l’Amérique du président Donald Trump, qui n’a pas spécialement la sympathie de Salman Rushdie qui signe là son douzième roman… C’est aussi le roman de «la descente de Quichotte vers la folie». Cette folie de conquérir le cœur de la sublimissime Miss Salma R., voilà donc le nouveau but de Mr Smile, alias Quichotte, antihéros magnifique.
On lit : «Chacun de ses prétendus « amis », sans exception, prit son projet, dès qu’il l’eut posé avec enthousiasme, pour ce qu’il était : une combine loufoque frisant la folie, et tenta de le dissuader, dans son propre intérêt, de poursuivre ou de harceler Miss Salma R. En réponse au projet qu’il avait posté, ce furent des émojis fronçant les sourcils, des bitmojis le menaçant du doigt d’un air réprobateur ou des GIF de Salma R. en personne lui faisant les yeux noirs.» Pensez donc, il envoie à la belle des lettres signées du pseudonyme «Quichotte»! Le narrateur confie : «Quoi qu’il en soit, il n’avait pas l’intention de se laisser décourager» et, dans la foulée, précise : «De telles histoires finissent mal, en général»…
«Une aventure dans une Amérique «trumpée»
Oui, en général, de telles histoires finissent mal. Sauf que l’«on était à l’ère du Tout-Peut-Arriver… Il avait entendu beaucoup de gens employer l’expression à la télévision et dans les clips vidéo outranciers qui flottaient dans le cyberespace, conférant à son addiction la profondeur supplémentaire des nouvelles technologies. Il n’y avait plus de règles. Et à l’époque du Tout-Peut-Arriver, eh bien, tout pouvait arriver.»
Alors, comme on est dans un conte et que tout peut arriver, Quichotte trace la route («la route était sa maison, la voiture son salon, le coffre lui servait d’armoire»), mais il lui faut un compagnon de voyage. Donc il s’invente, il convoque un fils imaginaire, Sancho, «mon fils, mon pote, mon écuyer! Le Hutch de mon Starsky, le Spock de mon Kirk, la Scully de mon Mulder, le BJ de mon Hawkeye, le Robin de mon Batman»…
Au hasard et au fil de l’aventure, dans une Amérique «trumpée», surgissent tant et tant de thèmes : la quête de l’inaccessible rêve, la relation père-fils, les embrouilles frère-sœur, le racisme, la crise des opiacés, les cyberespions, la science-fiction, la fin du monde ou encore le «réel irréel», ce qui fait dire à Quichotte : «Toute quête se déroule à la fois dans la sphère du réel, ce que les cartes nous enseignent, et dans la sphère du symbolique dans laquelle les seules cartes sont celles que nous avons invisibles, dans l’esprit.»
En grande forme, Salman Rushdie introduit même le personnage de Sam DuChamp, romancier qui écrit le «roman-dans-le roman» pour raconter l’histoire de l’Auteur qui a créé Quichotte… Et c’est ainsi qu’avec Salman Rushdie, le conte est bon!
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan
Quichotte, de Salman Rushdie. Actes Sud.
Les mille et une vies de Don Quichotte
Pour le philosophe français Michel Foucault (1926-1984), «Don Quichotte est la première des œuvres modernes». Le romancier allemand Günter Grass (1927-2015, prix Nobel de littérature 1999) y voit «le noble chevalier, l’idéaliste, qui se bat contre des moulins à vent, le rêveur qui prend ses hallucinations pour la réalité, le fantasque, le maître et son valet, les pieds sur terre, le valet prosaïque». Écrit par Miguel de Cervantès et traduit à ce jour en plus de 140 langues et dialectes (le texte le plus traduit dans le monde après la Bible), L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche a été, depuis sa parution en deux parties (1605 puis 1615), l’objet de nombreuses interprétations et adaptations dans des domaines artistiques multiples et variés.
ROMAN Parmi les nombreuses variations romanesques autour du Don Quichotte de Cervantès, on retient Monsignore Quichotte (1982) de Graham Greene. L’auteur met en scène le descendant de Don Quichotte, devenu monsignore, et celui de Sancho Panza, devenu maire communiste. Un roman au ton léger pour les aventures tragicomique d’un duo que tout oppose.
BANDE DESSINÉE Dessinateur, illustrateur et scénariste de BD, le Britannique Rob Davis (également dessinateur de Judge Dredd) a consacré en 2014 un diptyque BD à l’œuvre de Cervantès, pour lequel il fut nommé aux Eisner Awards. Une BD au plus près fidèle au «roman des romans».
THÉÂTRE Des nombreuses adaptations au théâtre, on a été ébloui, en 2008, par Somewhere… la mancha d’Irina Brook : l’histoire de Don Quichotte est transposée à notre époque à New York. En 1905, la Comédie-Française avait présenté Don Quichotte, un drame héroï-comique en vers, en trois parties et huit tableaux écrit par Jean Richepin.
FILM Impossible pour le cinéma de ne pas adapter le modèle du roman picaresque qu’est le texte de Cervantès. Ainsi, la première adaptation ciné date de 1903, c’est Les Aventures de Don Quichotte de la Manche réalisé par Ferdinand Zecca et Lucien Nonguet. En 1992, est sorti en salles Don Quichotte, le film inachevé d’Orson Welles et finalisé par Jesus Franco. En 2018, c’est Terry Gilliam qui présentait, enfin, L’Homme qui tua Don Quichotte après 18 ans de diverses tentatives de réalisation, de tergiversations juridiques et un documentaire sur son premier échec, Lost in La Mancha.
OPÉRA Première adaptation musicale recensée : The Comical History of Don Quixote (1695), un opéra-bouffe signé par le compositeur anglais Henry Purcell (1659-1695). Parmi un grand nombre d’opéras, on relève le Don Quichotte en cinq actes (1910) de Jules Massenet, ou encore le dernier en date (2000), Don Quichotte du compositeur espagnol Cristobal Halffter. Sans oublier Don Quichotte (1897), le poème symphonique de Richard Strauss…
BALLET La danse a été grandement inspirée par le roman de Cervantès. Ainsi, le grand chorégraphe Marius Petipa (1818-1910) a créé Don Quichotte, un ballet en quatre actes (musique de Léon Minkus) le 14 décembre 1869 au Théâtre Bolchoï de Moscou. Parmi les nombreuses reprises de cette chorégraphie, on notera celle de Rudolf Noureev en 1981 à l’Opéra de Paris. Par ailleurs, le Ballet national de Cuba, dirigé par la chorégraphe Alicia Alonso (1920-2019), a monté un éblouissant Don Quichotte.
COMÉDIE MUSICALE Créé au Mark Hellinger Theatre de Broadway le 30 octobre 1965, c’est le triomphe pour Man of La Mancha (livret de Dale Wasserman, paroles de Joe Darion et musique de Mitch Leigh). L’Homme de la Mancha, en 1968, en sera l’adaptation en français, signée Jacques Brel. Dans cette comédie musicale créée à Bruxelles puis reprise à Paris, Brel y tient le rôle-titre tandis que Dario Moreno se glisse dans les habits de Sancho Panza. L’une des chansons, La Quête, devient immédiatement un classique…
CHANSON Parmi les nombreuses chansons inspirées par le héros de Cervantès : Le Retour de Don Quichotte (1979) du Québécois Michel Rivard, fondateur du groupe Beau Dommage; Es esmu mazliet dons Kihots, chant de l’ensemble Tumsa (Lettonie) – traduction du titre : «Je suis un peu Don Quichotte» – et aussi l’immense Don Quichotte (1998) de Julio Iglesias : «Je suis prêt à mourir pour un moulin à vent! / Pauvre Don Quichotte, au cœur un peu fou / Je suivrai mon rêve jusqu’au bout / Un jour dans les yeux de ma Dulcinée / Je vais finir par trouver l’amour et la liberté…»
S. B.