Comédien de cinéma et de théâtre, Philippe Torreton est aussi écrivain. Dans l’excellent Un cœur outragé, il raconte, en équilibre entre humour et mélancolie, un acteur mis au placard qui, pour rebondir, imagine un coup de génie. Interview.
À l’approche de la soixantaine, césarisé en tout début de carrière, Albert Stefan (né Jean Damiens, en Normandie) est devenu au fil du temps et des années un comédien de second, voire troisième choix. Il est désabusé pour ne pas dire désespéré. Sa femme le quitte pour une nouvelle vie avec un producteur – riche, ça va de soi! Certains plongeraient, d’autres tenteraient de rebondir. Albert Stefan, lui, a «un coup de génie, oui, du génie, du jamais vu. J’avais soudainement de quoi remonter à la surface, créer un avant et un après, être le seul, l’unique, celui dont le nom sera éternellement associé à cet exploit».
Voilà le point de départ d’Un cœur outragé, le nouveau roman de Philippe Torreton, 58 ans, comédien d’élégance et de caractère avec un César (pour Capitaine Conan, 1997) et un Molière (pour Cyrano, 2014), mais «licencié» du cinéma français pour avoir rédigé en 2012 une tribune dans la presse à l’adresse de Gérard Depardieu, qui venait d’annoncer son exil (fiscal) en Belgique.
Dans ce roman empli de mélancolie, débordant d’humour, le héros en mal de reconnaissance, avec l’aide d’un ami maquilleur et d’un autre producteur, disparaît sous les traits d’un personnage qu’ils vont créer : Pascal Pélisson, de son état berger provençal à Lourmarin. Et l’incroyable se produit : Pélisson devient la nouvelle coqueluche du cinéma français, il tourne son premier film avec Jean Dujardin et Marion Cotillard.
Nul ne se rend compte du coup de génie du trio : même les Américains vont le faire tourner avec Brad Pitt ! Jusqu’où cette fable va-t-elle mener Pascal Pélisson? D’un style réjouissant, Philippe Torreton signe une belle plongée dans le monde du cinéma, et peint un héros au désespoir bouleversant. Dans ce Cœur outragé, roman écrit le sourire aux lèvres, il y a du mythe du golem. Celui de Frankenstein, également. Une délicieuse variation, aussi, sur le double jeu. Une rencontre exclusive avec un homme auteur et comédien de bonne compagnie.
Avec Un cœur outragé, vous signez votre dixième livre. Comment vous est-il venu ?
Philippe Torreton : Une année avant de rendre le manuscrit, en janvier dernier… mais l’idée de ce livre était en moi depuis plus longtemps. Je me suis aperçu que je fonctionne pas mal de la sorte : je marine avec une potentialité d’histoire et, pendant longtemps, je la raconte à des intimes. À un moment, j’en ai tellement marre de la raconter qu’il me faut passer à l’écrit! En la racontant, je me rends compte des difficultés que ça va poser dans la narration, que là, il faudra trouver un rebondissement…
Vous vous lancez dans l’écriture avec un plan bien défini ?
Je déteste les plans! Je ne comprends même pas qu’on puisse écrire avec des plans, ce n’est pas une rédaction d’école… Il faut avoir le vecteur principal dans sa tête : ça part de là, en gros, il se passe ça et ça arrive là. Après, il faut laisser la place à la spontanéité de l’écriture. Une fois que les bases sont posées, des choses vont jaillir et elles sont absolument et bien souvent inenvisageables. Un plan, ça enferme; or, l’imagination et la spontanéité de la vie, même si elles sont artificielles puisque c’est l’auteur qui les met en branle, sont là pour envoyer les événements… Et, croyez-moi, quand ça jaillit, c’est merveilleux!
Étant votre dernière production en date, on imagine que c’est ce livre qui a votre préférence…
Ma femme me dit que c’est mon livre le mieux écrit! Bon, j’ai l’impression de m’appliquer tout le temps mais peut-être, et heureusement, que je progresse. En fait, je voulais seulement que le lecteur éprouve tout au long du texte la même attention que celle qu’il ressent dès les premières pages du livre… Mais il n’y a rien de stratégique dans cette affaire. Je suis comédien aussi, il me faut donc trouver le créneau pour démarrer, au moins. Une fois que c’est lancé, je peux aller sur une pièce ou un autre projet, je sais que je peux revenir à mon texte…
Vous faites choc dès la première phrase de ce Cœur outragé : « Ce soir, je vais mettre fin à mes jours »…
Je voulais tout simplement que mon personnage principal dise : voilà, je vais me supprimer. Je voulais commencer sur une base de désespoir. Pour Albert Stefan, ce n’est pas rigolo, c’est lui, sa vie, qui sont remis en cause… Et j’avais toujours présent le lien avec Romain Gary, qui s’est tué. J’avais même pour ce roman un titre de travail : À cause de Gary… C’est un récit mélancolique, d’une grande tristesse. Jusqu’aux trois quarts du roman, j’ignorais comment j’allais le terminer.
Pendant l’écriture, vous-même étiez en mélancolie?
Pas du tout… Je me suis marré en écrivant des scènes avec le maquilleur, le vieux producteur, cette bande de bras cassés qui, comme des malfrats, vont tenter de faire un casse… La description de berger de Provence qui devient star, ça me faisait rire, avec son côté « schpountz »… Dans le style de comédie que j’aime, j’apprécie quand on passe de l’hyper-émouvant au très drôle – ce que réussissent très bien les Anglo-Saxons.
Le grand sujet d’Un cœur outragé, c’est le double. Double « je », double jeu…
La raison principale, il ne faut pas l’oublier, de ce double, c’est que la carrière d’Albert Stefan fait du surplace. Et peut-être que, secrètement, il se passe quelque chose dans sa vie. Quand sa fille Héloïse l’oblige à lire Romain Gary, il s’enferme avec le livre et se dit : « C’est mon double inversé. Autant, moi, je ne suis rien, autant lui, Gary, explose complétement : il s’est inventé des vies, il a menti artistiquement, tout est faux, mais c’est touchant… » Je peux comprendre : moi, je me suis rêvé tellement de fois. En tout! C’est peut-être la partie du livre où je parle le plus de moi, quand Albert Stefan décrit son enfance… Aujourd’hui encore, je me couche, je me fais un film dont je suis le héros et puis je m’endors. Oui, je vis par procuration, mais heureusement, j’ai une vie un peu chargée !
Ce n’est pas un livre revanchard (…) Je n’ai aucun compte à régler (avec le cinéma français)
Ce Cœur outragé a les allures d’une fable. Le considérez-vous comme tel ?
Malgré le souci de réalisme que j’y ai mis, il y a peu de chances que ça arrive vraiment dans le métier! Dans le mot « fable », il y a quelque chose de léger et de profond que j’aime bien et qu’on ressent chez La Fontaine. Mais j’ai mis « roman », et non « fable »…
Quand même, vous ne manquez pas l’occasion pour faire passer nombre de choses sur le monde du cinéma…
Mais c’était le but, aussi! Ce n’est pas un livre revanchard – mon personnage l’est peut-être, mais moi, non… C’est vrai que, depuis quelque temps, je tourne un peu moins au cinéma, surtout que j’ai dit certaines choses sur quelqu’un. Mais, un, j’assume; deux, j’ai été surpris par la violence avec laquelle certains m’ont répondu; trois, je vois comment ces gens-là commencent à changer de discours depuis la mise en examen de la personne concernée; et quatre, la roue tourne et ça peut revenir… Ce n’est pas comme si je n’avais rien fait au cinéma, je suis heureux des films dans lesquels j’ai tourné et j’ai eu la plus belle des récompenses qu’est le César d’interprétation… Je n’ai aucun compte à régler. Je m’en tape à un point que, comme dirait l’autre, ça donnerait une idée de l’infini. Moi, je choisis mes guerres, et il y a des gens médiocres avec qui je n’ai pas envie de m’attarder. Leur médiocrité, je leur laisse. Si je devais croiser une personne qui a dit des choses désagréables sur moi il y a douze ans, je lui dirais : « Bonjour ».
Est-ce le cinéma français qui vous a mis hors-jeu, ou est-ce vous-même ?
C’est une bonne question! Je me suis interrogé : qu’est-ce que je n’ai pas donné, ou pas su donner? Un cœur outragé, c’est ça, j’ai décrit ce personnage fictif dans lequel il y a du moi. Par les origines sociales, par un certain parcours, par des anecdotes et des rencontres. Mais l’énorme différence, et elle fait tout le roman, est qu’Albert Stefan en est malheureux alors que je suis heureux de ma vie. Je n’ai pas à me plaindre, je gagne ma vie depuis 35 ans en faisant ce métier. C’est chouette, même s’il y a ce petit malentendu avec le cinéma à qui, peut-être, je n’ai pas su donner certains gages…
Au hasard des pages d’Un cœur outragé, on peut lire : « Le cinéma, c’est la jungle, la loi des plus forts », ou encore : « Le cinéma aime le talent, mais préfère le succès »…
Le cinéma demande de l’absolu. C’est la raison pour laquelle c’est un milieu propice aux abus et à la mainmise d’un réalisateur, d’un système, sur des gens. Il ne faut pas oublier que le cinéma, c’est un art industriel, et qu’un tout petit budget pour un film est un énorme budget pour le théâtre. Certes, le cinéma ce n’est pas que le fric, mais c’est le fric quand même. Jean-Luc Godard disait qu’il lisait autant les pages Économie du Monde que les pages Cinéma.
En ouverture d’Un cœur outragé, vous citez Gustave Flaubert, lui aussi normand de naissance. Comme lui, vous avez du «cidre dans les veines» ?
Ah, oui, je suis impulsif! L’écriture tempère mes élans. J’écris tout le temps pour les expulser. Le dogme m’énerve, je suis pour la liberté, pour que tout existe, du commercial au plus exigeant…
Un cœur outragé, de Philippe Torreton. Calmann-Lévy.