Orhan Pamuk, Les Nuits de la peste, Éditeur Gallimard.
D’emblée, une précision : «Ceci est un roman historique et une histoire en forme de roman. En racontant les six mois les plus denses et les plus troublants qu’ait vécus l’île de Mingher, près de la Méditerranée orientale, c’est ma propre histoire que j’ai incorporée à celle de ce pays tant aimé.»
Ce pays, c’est la Turquie. L’auteur, l’immense Orhan Pamuk, 69 ans, prix Nobel de littérature 2006 et 13 millions de livres vendus. En cette fin d’hiver 2022, il revient avec un nouveau et étourdissant roman, Les Nuits de la peste, qui court sur près de 700 pages. Confidence : «Cela fait quarante ans que j’entreprends d’écrire ce livre, qui est un livre sur la peste, certes, mais d’abord sur les conséquences politiques d’une pandémie.
Comment un État y fait face ? Comment il s’y prend pour imposer des mesures sanitaires drastiques, notamment une quarantaine – un roman en soi – à toute une population…» Orhan Pamuk a commencé, rappelle-t-il, l’écriture de ces Nuits voilà cinq ans, et qu’alors ses amis s’interrogeaient sur les raisons qui l’avaient emmené sur «un sujet dont tout le monde se fichait»…
Orhan Pamuk est plus que jamais l’écrivain de « l’âme mélancolique d’Istanbul »
Ainsi donc, l’écrivain turc – surveillé de très près par le régime politique autoritaire d’Ankara – n’est pas un opportuniste qui aurait trouvé l’inspiration dans la pandémie qui a pris tant et tant de vies depuis la fin 2019.
Nourri et influencé par Flaubert et Balzac avant même ses premiers écrits, Pamuk est plus que jamais l’écrivain de «l’âme mélancolique d’Istanbul», comme l’avait défini l’Académie Nobel lorsqu’elle lui attribua son prix.
Il glisse également que, pour ce nouveau roman, il a lu tout ce qui peut exister sur le sujet : les grands romans sur la peste (Camus, Defoe, Manzoni) et de nombreux traités sur les maladies infectieuses. Et par la grâce d’un romancier au long cours et à l’imagination débordante, lectrices et lecteurs sont embarqués en 1901 sur l’île – imaginaire – de Mingher, au large de Rhodes, sur la route d’Alexandrie.
La rumeur va, court, enfle : sur cette île aurait fait son apparition cette peste, qui se répand de la Chine à San Francisco. Deux experts y sont envoyés en toute urgence sur ordre de l’anxieux sultan Abdülhamid II, personnage tout aussi absent sur les lieux qu’indispensable à l’intrigue. Rapidement, ils confirment la présence de la peste et suggèrent le confinement.
Ce qui implique des mesures sanitaires, mais la partie est loin d’être gagnée, d’autant que le pouvoir doit faire avec les croyances religieuses, sur cette île où la cohabitation entre musulmans et orthodoxes est bien loin de l’évidence.
Conséquence : des tensions entre communautés apparaissent là où l’on espérait, par l’union, la construction d’une identité nationale. Ainsi, Mingher touchée par la peste voit son histoire bousculée, son destin bouleversé…
À cette épidémie de peste pour des pages emplies de roses et de rats, Orhan Pamuk y ajoute du romanesque. En maître conteur, il n’a pas son pareil pour alimenter sa fresque, pour la nourrir d’un style aussi minutieux que flamboyant, pour faire débarquer sur l’île Bonkowski Pacha, membre éminent de l’administration sanitaire, «premier chimiste du sultan» et pharmacien.
Très vite, il est retrouvé assassiné. Et s’ensuit la recherche de l’assassin… Mais là encore, contaminé par le virus de la fiction, Pamuk ne se contente ni de l’épidémie ni du meurtre. Il y a aussi des histoires d’amour, les détails du confinement sur l’île, les travaux épidémiologiques, les conséquences politiques sur Mingher et au palais d’Abdülhamid II, à Constantinople… Avec Les Nuits de la peste, Orhan Pamuk signe un roman indispensable, un texte où la réalité rejoint la fiction.
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan