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« Le Moche » au TOL : qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?


Finn Bell et Aude-Laurence Biver, témoins de la dépersonnalisation de l'humain et de son obsession pour une perfection formatée dénuée de sens. (photo ©Ricardo Vaz Palma)

Comédie d’anticipation, « Le Moche », de Marius Von Mayenburg, pointe les dérives de la tyrannie de la beauté et de l’uniformisation des esprits dans nos sociétés. Être ou paraître ? Telle est la question. A voir jusqu’au 16 février au Théâtre Ouvert Luxembourg.

« Moi, ça me rappelle Black Mirror, la pression des réseaux sociaux, le moi virtuel. » La plus jeune de la distribution (où figurent Jean-Marc Barthélemy, Finn Bell et Claude Frisoni), la comédienne Aude-Laurence Biver évoque, avec justesse, la série phare de Netflix et ses angoissantes projections sur notre société ultraconnectée et dépendante de la technologie. Oui, Le Moche, dans son essence, aurait pu constituer l’un de ses épisodes – le côté anxiogène, certes, en moins. Toutefois, Marius Von Mayenburg l’avait déjà concrétisé en 2008 sur les planches.

Comédie d’anticipation, cette pièce l’est assurément. Une sorte d’uchronie burlesque où le rire côtoie le désespoir. «On s’est demandé s’il fallait se réfréner au niveau de l’humour», soutient même Claude Frisoni, étonné qu’un Allemand maîtrise avec autant d’aisance «le sens du non-sens», historiquement plus British que germanique. C’est sa compagne dans la vie, Fabienne Zimmer, qui s’est emparée de ce texte, extrêmement bien traduit, car l’absurde, ça lui parle… «C’est le genre d’univers dans lequel je rentre immédiatement», lâche-t-elle.

«Vieilles pouffiasses pro-Trump»

L’histoire ? Jouée par quatre comédiens, incarnant huit personnages – «comme une pièce de monnaie, avec ce côté pile et face», explique Aude-Laurence Biver – elle place un certain Lette (joué par Finn Bell) au cœur des préoccupations. Homme brillant, tendre, amoureux, créatif, il apprend que tout le monde le trouve moche. Mais il s’en fiche : il est ingénieur, bien noté, bien marié. Et puis, patatras! Son chef lui préfère Karlmann, du moins pour commercialiser ce qu’il a trouvé.

Lette aurait une tête qui donnerait une mauvaise image du produit. Moins révolté qu’abasourdi, l’ingénieur demande à sa femme si elle aussi le savait. Quoi ? Qu’il est laid ? Bien sûr! Du coup, il se fait opérer, et tout le monde le trouve beau. Bouleversé par son nouveau statut, changé dans son être même, il le sera encore davantage lorsque son chirurgien dupliquera ses nouveaux traits sur d’autres visages…

À travers le prisme choisi, celui de la chirurgie esthétique et de ses ravages – «il aurait pu tout aussi bien prendre la mode, de la même manière», martèle Claude Frisoni –, l’auteur soulève de nombreuses questions… et fantasmes : l’aspiration au mythe faustien de la beauté éternelle – «en même temps, quand on voit les vieilles pouffiasses décadentes qui soutiennent Donald Trump, ça calme !», dit-il – comme la tyrannie des apparences, déjà bien en place dans nos mondes occidentalisés, entre obsession des corps et guerres claniques numériques.

L’enfer, c’est les autres…

«Une société qui n’a plus beaucoup de contenu doit alors s’attacher à défendre d’autres causes», secondaires et absurdes. Ici, les personnages se cherchent parmi les masques qui les entourent, comme autant de carcasses vides. Et au bout, il n’y a plus d’humanité. «On ressent un véritable sentiment de vacuité, de faillite totale.» Pour l’expliquer, Jean-Marc Barthélemy n’hésite pas à convoquer Freud : «La pièce a quelque chose de très psychologique, selon moi. Elle commence comme une pièce névrotique – les limites sont claires – pour finir en psychose, en schizophrénie : plus personne ne sait qui il est réellement. Il n’y a plus de sens, d’identité.» Car bien plus que l’antagonisme entre laideur et beauté – d’ailleurs, la mise en scène, tournant autour de l’idée du miroir, évite toute transformation visible – c’est bien ce phénomène du même qui est dangereux : noyé dans la masse, l’individu peut avoir la sensation d’être vidé de son être…

«Sa beauté lui a enlevé toute son essence», note Fabienne Zimmer. Et la cruauté, la vénalité et la veulerie sont en effet bien plus laides qu’un nez de travers… Claude Frisoni : «Pour être dans la norme, on se sacrifie devant une idéologie dominante. Pour ne pas être rejeté, on fait comme les autres et, au final, on ne s’en distingue plus.» Le Moche serait donc une œuvre qui «tire sur toutes les formes de domination uniformisée». Une forme de «résistance au mainstream» dont le message serait «vivez vos différences!». Jean-Marc Barthélemy parle même d’une pièce «existentialiste». C’est bien connu, l’enfer, c’est les autres…

Grégory Cimatti

 

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