Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter le dernier album de Drahla, Angeltape, sorti le 5 mars sur le label Captured Tracks
Dès les premières notes, il est là, habitant la quasi-totalité des titres comme un forcené, gémissant dès que possible comme si c’était son dernier souffle. Un saxophone strident, manié par Chris Duffin, fidèle collaborateur de Drahla qui lui laisse ici une totale liberté. Le musicien en profite pour occuper l’espace, rappelant en creux que son instrument, longtemps boudé, retrouve ses lettres de noblesse auprès de groupes (comme Black Country, New Road) et d’artistes (Cate Le Bon) qui aiment prendre des chemins de traverse, jouer avec les structures, dynamiter les mélodies. Un esprit punk et un côté rebrousse-poil qui ramènent à deux autres références, plus anciennes celles-ci : les Stooges d’Iggy Pop et son souffleur attitré Steve MacKay, sans oublier un autre maître dans l’exercice, James Chance, leader frappé (et cuivré) des Contorsions.
Ce beau monde, séparé de plusieurs décennies, défend toutefois une même hantise : semer le chaos et regarder ce qu’il en sort. C’est aussi le cas de Drahla, ne serait-ce qu’en raison de ses origines, la ville de Leeds en Angleterre, terre de Gang of Four. C’est là-haut, au milieu des effluves industrielles, que le trio (devenu depuis quatuor) a développé son style. Après une poignée de EP et des apparitions remarquées sur internet, le groupe fait son entrée chez les grands en 2019 avec Useless Coordinates, premier album avec lequel il pose ses bases : rythmes syncopés, sons déstructurés, jeux de silence et de cassures, le tout dans une énergie fédératrice. Mais voilà, avec son rock aux origines universitaires qui se veut «hype» et «arty», il regarde la vague post-punk et ses nouveaux ambitieux représentants (Fontaines D.C., black midi, The Murder Capital) lui passer sous son nez. Oui, le succès est roublard.
Une liberté de forme et une froideur de ton
La suite ne sera pas plus tendre. Outre la crise sanitaire, Drahla va se confronter à de multiples traumatismes (sur lesquels le groupe évite de s’épancher), ce qui le laisse sur le flanc jusqu’à questionner l’idée même d’une suite. Moribond, il va se remettre en selle avec ce qu’il sait faire de mieux : tirer de l’angoisse (intime et collective) une occasion de creuser un peu plus en profondeur sa musique, pousser les curseurs, démanteler les acquis. Ce qu’il va faire en embauchant un guitariste supplémentaire (Ewan Barr) et en laissant carte blanche au saxophoniste. Bingo! Sur Angeltape, ses sonorités prennent alors une autre dimension, plus complexes qu’à l’origine, mais aussi plus sombres. Une renaissance, ou plutôt un rajeunissement, qui garde cependant certains vieux réflexes : une liberté de forme et une froideur de ton.
Dans ce second disque aux airs avant-gardistes, Drahla empile les bonnes idées, qui se mêlent à l’envi. Les guitares jouent au ping-pong avec leurs propres règles et se renvoient la balle dans une furieuse cacophonie, tandis que le duo basse-batterie cherche lui à remettre de l’ordre. Et au cœur de la mêlée, la chanteuse Luciel Brown démontre son agilité, sa voix, le plus souvent blasée, se faufilant entre les rythmes scabreux et les tourbillons électriques. En dehors du morceau Venus et sa douce mélodie au synthétiseur (placée en fin de course pour sûrement donner un peu de répit), les neuf autres chansons tiennent la cadence malgré les changements de direction, les dérapages et les grands écarts inventifs. Avec Drahla, osons même un qualificatif aventureux : celui d’harmonie inharmonieuse.
Pour tout ça, Angeltape n’est pas un album qui s’apprécie d’une seule traite. Non, il faut du temps pour en saisir toutes les subtilités et les indices disséminés ici et là. Certains y verront probablement un objet décousu et braillard. D’autres, par contre, loueront son aspect stimulant, dynamique et franchement habité. À l’auditeur, donc, de se frayer un chemin dans ce chaos agité que Drahla cherche à dompter pour lui donner un sens. C’est même le but : accepter les tourments, les deuils, les blessures et les incompréhensions de l’existence pour en faire une force. Surtout, ne comptez pas sur lui pour parler d’espoir : il n’est plus assez naïf pour y croire.