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Laissez parler les petits papiers


Sur du papier à cigarette, un prisonnier uruguayen raconte 4646 jours d’incarcération.

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Les « petits papiers » de José Mujica sont désormais inscrits au registre « Mémoire du monde » de l’Unesco. (Photo : AFP)

Treize ans en prison, soit 4 646 jours : le récit du quotidien de Jorge Tiscornia, ex-guérilléro emprisonné à partir de 1972 en Uruguay, tient sur du simple papier à cigarette, mais il est désormais inscrit au registre Mémoire du monde de l’Unesco.

Jorge, aujourd’hui âgé de 70 ans, en avait 27 quand il a été mis sous les verrous comme membre du mouvement de libération nationale Tupamaros, une guérilla radicale des années 1960-1970, à laquelle appartenait l’actuel président de gauche José Mujica. Dès son arrivée en prison, son premier réflexe est de consigner son quotidien sur une petite feuille quadrillée… Qu’il perd quelques mois plus tard lors de son transfert, en janvier 1973, à la prison au nom ironique de Libertad, alors le plus grand pénitencier pour détenus politiques d’Amérique latine.

« Quand tu es en prison, sans lumière naturelle, tu perds la notion du temps et au bout de quelques jours, tu commences à ne plus savoir quel jour on est », raconte-t-il. Plus qu’un journal intime, c’est un almanach qu’il constitue ainsi. Dans sa nouvelle prison, où il arrive aux premiers jours de la dictature, Jorge Tiscornia sent qu’il va rester longtemps. Il continue alors son travail, cette fois sur du papier à cigarette, racontant son vécu personnel et les épisodes de la vie carcérale.

> Conquérir le quotidien

Les premières pages content ses souvenirs des mois antérieurs. Puis vient la première lettre qu’il écrit, la première visite ou quand, après presque neuf mois, les gardiens l’autorisent à boire du maté, l’infusion typique de la culture uruguayenne. « L’almanach a grandi avec le temps, avec la vie et les événements de la prison », se souvient Jorge. « Et ce qui avait commencé comme le besoin d’enregistrer ce qui arrivait est devenu de plus en plus complexe, avec l’apparition de plus en plus de choses ».

Au fil du temps, le récit au stylo noir se fait moins personnel, s’élargissant à un vaste portrait de la vie en prison. L’ex-guérilléro y mentionne les vaccins, les films projetés, le comportement des gardiens, les maladies ou morts des compagnons d’infortune. « Je crois que c’était une tentative de conquérir le quotidien mais aussi de ne pas oublier ce qui se passait. Ces notes me servaient de guide, d’ancre pour la mémoire », assure celui qui considère que « cela n’a pas été des années perdues », mais vécues autrement.

Au début, Jorge ne pense pas à cacher ses écrits. Mais, en se rendant compte que ce qu’ils contiennent peut être censuré, il fabrique des sabots en bois, creusant à l’intérieur un trou pour y glisser son journal, parfaitement plié et enroulé de nylon. « Je gardais les sabots pour me doucher » et « ils étaient toujours contre le mur, à la vue de tout le monde ». Le 10 mars 1985 vient enfin le grand jour : pendant que l’Uruguay revient à la démocratie, Jorge recouvre la liberté. Et il ne pense plus un instant à son journal intime.

« J’ai réintégré la société » et « tout est resté dans un sac, pendant de nombreuses années ». En 2000, alors qu’il se remémore avec d’anciens camarades des souvenirs de prison, il décide de vérifier la véracité de ses réminiscences grâce à ses vieilles notes, toujours cachées dans des sabots. « Tout le monde a été surpris », dit-il, n’ayant jamais auparavant confié son secret. « Et j’ai jeté les sabots ».

Son histoire est parvenue au grand public en 2012 quand un autre ancien détenu, José Pedro Charlo, a réalisé le documentaire L’Almanach. Et ces petits papiers sont désormais inscrits au registre « Mémoire du monde » de l’Unesco, qui recense, pour les protéger, les documents historiques essentiels de tous les pays. Une cérémonie a été organisée vendredi à Montevideo pour remettre à Jorge son certificat officiel.

Pour l’Unesco, ce document, aux mains du gouvernement uruguayen qui l’exposera au public dans les prochains mois, est « la mémoire vivante de nombreuses années d’isolement (…) qui révèle la force de la persévérance ». « Il est temps pour moi de le laisser partir », observe, philosophe, Jorge Tiscornia. « Qu’il suive son chemin et serve à reconstruire une époque ».

Le Quotidien/AFP

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