Il y a trente ans, Kurt Cobain se suicidait à son domicile, à l’âge de 27 ans, stoppant net son ascension fulgurante comme pilier du grunge au sein de son groupe, Nirvana.
Le 5 avril 1994, Kurt Cobain se suicide d’une balle tirée à bout portant dans la tête dans sa maison proche de Seattle. Son corps est découvert trois jours plus tard par un électricien. À proximité, une carabine et un message d’adieu qui conclut qu’«il vaut mieux brûler d’un coup que de se faner». Le chanteur a vécu 27 ans, laissant derrière lui une fille, Frances Bean, un groupe, Nirvana, devenu un phénomène mondial, et un mouvement, le grunge, dans lequel s’est reconnue une génération.
En trois ans seulement, Kurt Cobain et Nirvana ont à la fois cristallisé le désespoir d’une génération et bouleversé l’industrie du disque en plaçant le punk et le rock alternatif au sommet des charts mondiaux. Quand l’album Nevermind sort à l’automne 1991, personne ne s’attend au raz-de-marée qui va suivre. Déjà présents dans Bleach (1989), le précédent album du groupe (enregistré pour 606 dollars et vendu à 30 000 exemplaires), les thèmes de Nevermind vont toucher les ados du monde entier, ceux que l’écrivain Douglas Coupland appelle la «Génération X» : mal de vivre, révolte, autodestruction et absence de perspectives, chantés d’une voix rauque et déchirée par Cobain.
Nevermind s’écoulera à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde. Musicalement, ce disque, produit par Butch Vig (qui fondera Garbage en 1995), est également un choc. Nirvana y combine l’énergie bruitiste du rock avec de belles mélodies pop. Car s’il est un fan de musique punk, Cobain vénère également les Beatles et surtout John Lennon.
En avance sur son époque
Né le 20 février 1967, Cobain grandit à Aberdeen, ville industrielle du nord-ouest des États-Unis, près de Seattle. Adolescent, il rejette son environnement et exècre le milieu «macho» de l’Amérique profonde. Il fonde Nirvana en 1987 avec le bassiste Krist Novoselic, fils d’immigrés yougoslaves. Le groupe est signé chez Sub Pop l’année suivante, et sera rejoint par le batteur Dave Grohl en 1990, avant Nevermind. Le succès planétaire de ce deuxième album fait du trio le représentant du mouvement «grunge» («crade»), dans les idées comme le look : cheveux longs et sales, chemises amples à carreaux et jeans déchirés. Un succès que Cobain a beaucoup de mal à gérer et qui accentue son malaise intérieur.
Son mariage avec la sulfureuse chanteuse du groupe Hole, Courtney Love, en février 1992, défraie la chronique, sur fond de rumeurs d’abus d’héroïne. Le troisième et dernier album de Nirvana, In Utero (1993) – initialement intitulé I Hate Myself and I Want to Die («Je me déteste et je veux mourir») – est une réaction de rejet au succès de Nevermind. Le son est brut (la production est signée Steve Albini, spécialiste du rock hardcore) et le titre Rape Me («Viole-moi») fait scandale. Cela effraie la maison de disques DGC, dirigée par David Geffen, qui accuse le groupe d’avoir délibérément fait un disque anticommercial.
«Son image dans les médias était un peu déformée et axée sur sa mort de façon disproportionnée, plutôt que sur sa vie et son œuvre», a souligné Danny Goldberg, son ancien manager, qui rencontra Cobain en 1990, après la déflagration Bleach et avant le succès planétaire de Nevermind. Dans le livre Serving the Servant : Remembering Kurt Cobain, publié en 2019, à l’occasion des 25 ans de la mort du chanteur, il évoque un musicien en avance sur son époque, personnage mélancolique à l’esprit vif et à la grande humanité. «Sa voix avait une âme incroyable et transpirait la vulnérabilité et l’intimité comme rarement (…). C’est l’un des quelques artistes dont l’œuvre est hors du temps.»
«Rock star» alternative
En montrant de la fragilité, Kurt Cobain rompait aussi avec une certaine vision du rock, souligne l’ex-manager, et a contribué à «redéfinir la masculinité» dans le monde de la musique. Il raconte que lors d’un concert en Argentine, Cobain avait refusé de chanter Smells Like Teen Spirit après que le public a hué le groupe Calamity Jane, entièrement composé de femmes, qui assurait la première partie de Nirvana. «Il était attaché à un idéal féministe et au respect de tous, un credo antimacho», résume Danny Goldberg, qui rappelle que le chanteur a également défendu publiquement les droits de la communauté LGBT. «Il proposait une version vraiment alternative de ce que voulait dire être une « rock star ».»
En février 1994, durant une tournée mondiale, Nirvana improvise une halte dans l’atelier parisien du photographe Youri Lenquette, un ami de Cobain. Ce sera la dernière séance photo de la formation… et de son chanteur. «Quand le groupe arrive, Kurt a ce flingue dans la main», se souvient-il. «C’est lui qui a initié toutes les poses, sur la tempe, dans la bouche, pointé vers l’objectif…» Le photographe réfute «la thèse d’un message qu’il aurait voulu faire passer. Poser avec une arme à feu reste un grand classique de la photo rock après tout», juge-t-il, rappelant que «quelques mois plus tôt, à Seattle, Kurt avait déjà posé avec un pistolet en plastique dans la bouche».
«Impact énorme»
Mais au moment où le groupe est en Europe, Kurt Cobain est psychologiquement au plus mal. Il attente une première fois à sa vie le 4 mars 1994, à Rome, en mélangeant des tranquillisants à du champagne. Son entourage l’envoie en cure de désintoxication à Los Angeles, d’où il s’échappe pour rentrer à Seattle. Il se réfugie dans sa maison où il se tire une balle dans la tête le 5 avril 1994. Son corps sera découvert trois jours plus tard. La tournée de 1994 ne sera jamais poursuivie et le groupe se séparera dans la foulée, mais la fin de l’année verra la parution de l’album MTV Unplugged in New York, un poignant «live» acoustique enregistré fin 1993, devenu immédiatement emblématique.
Kurt Cobain «reste l’artiste musical le plus important» de la fin du XXe siècle, affirme Charles R. Cross, auteur de trois livres consacrés à l’artiste. Selon le journaliste américain, «la façon qu’avait Cobain d’écrire des chansons est devenue un modèle. Il a montré qu’on pouvait exprimer ses émotions douloureuses, crier sa colère, parler de sa dépression ou même de choses horribles comme le viol. L’impact est encore énorme chez de nombreux artistes». «C’est l’amour de la musique qui me donne la force de continuer, avait affirmé Cobain au magazine Les Inrockuptibles huit mois avant sa mort. Mais je pourrais me barrer du jour au lendemain. J’ai assez d’argent pour disparaître sans laisser de traces. Bye-bye, histoire terminée.»
Regards sur un look culte
Comme tant d’autres choses, le look, ou plutôt l’«antilook» de Kurt Cobain, a été copié, récupéré, et lui a échappé. Dans le clip de Smells Like Teen Spirit, qui crève les écrans télé en 1991, Cobain arbore deux t-shirts l’un sur l’autre, achetés en seconde main. Ces vêtements restent dans l’imaginaire collectif. Comme d’autres portés plus tard, entre lunettes mouche ou cardigan fatigué du fameux MTV Unplugged de fin 1993, qui sera vendu aux enchères 334 000 dollars en 2019. Pour le tournage de Smells Like Teen Spirit, le groupe recrute des figurants par le biais d’un flyer en insistant : «Aucun vêtement avec des marques ou des logos s’il vous plaît».
Mais le succès emporte tout. Le grunge devient une marque et Cobain sa silhouette, à son corps défendant. «Malheureusement, ça ne se maîtrise pas quand tu deviens un phénomène, une icône», souligne Charlotte Blum, spécialiste du grunge. «Cobain voulait devenir une star, mais il a été dépassé alors qu’il espérait faire les choses graduellement, comme il l’entendait. Là, ce n’est pas juste un album qui marche, ça définit un genre», prolonge Marc Dufaud, auteur d’un livre sur Cobain. Le créateur Marc Jacobs dessine à l’époque une collection inspirée par ce mouvement.
Cobain a pourtant tenté la subversion par le vêtement : en Une du magazine Rolling Stone, son t-shirt mentionnant «Corporate magazines still suck» («Les magazines « corporate » craignent toujours»), en s’affichant avec humour en lamé signé Jean-Paul Gaultier pour le clip de Heart-Shaped Box, en 1993, ou sur le plateau de l’émission Nulle part ailleurs, en février 1994, où Nirvana joue en direct, ses membres vêtus d’une chemise blanche, d’un veston et d’une cravate noire. Le chanteur et guitariste choisit aussi ses Ttshirts pour promouvoir des artistes à la marge qu’il chérit, comme le tourmenté Daniel Johnston.
Autre fameux accoutrement de Cobain, la robe bleue à fleurs, avec laquelle il apparut en Une du magazine The Face, afin de dénoncer le virilisme ambiant des groupes à guitares : «Si certains d’entre vous détestent les homosexuels, les personnes de couleur ou les femmes (…), ne venez pas à nos concerts», avait-il lancé.