Le Mudam ayant rouvert ses portes au public, l’occasion est enfin venue de se plonger dans le travail de l’artiste luxembourgeois Jean-Marie Biwer, auquel le musée d’Art moderne dédie la riche exposition monographique «D’après nature».
Première exposition monographique dédiée à l’artiste dans un grand musée, «D’après nature» est aussi le point d’orgue des 40 ans de carrière de Jean-Marie Biwer. Le peintre dudelangeois, qui était venu présenter l’exposition le 5 mars dernier, à la veille de son inauguration, indique que le travail qui est exposé au Mudam et qui s’étale sur ces 15 dernières années est fortement marqué par «une relation entre l’atelier et le monde», énonce, en introduction, Christophe Gallois, commissaire de l’exposition.
«D’après nature», ce n’est pas seulement la mise en lumière d’un travail sur le paysage, mais aussi et surtout sur ce qui nous entoure; c’est simplement, dit l’artiste, «ce qui est là» et «qu’il suffit de regarder». Le premier tableau de l’exposition, Atelier2 (2007/2008), explicite cette relation. Considéré par Jean-Marie Biwer comme une sorte d’exorcisme après avoir «vécu une période très difficile entre 1995 et 2005», il y explore «la recherche de la beauté» : à gauche, un intérieur noir presque totalement monochrome, qui s’ouvre progressivement vers la droite sur l’extérieur et, donc, sur les couleurs bleu et vert, qui marquent profondément les œuvres exposées.
Observer et redécouvrir la nature
Au-delà de l’expression des liens qu’il entretient avec le territoire, il y a effectivement chez Jean-Marie Biwer cette recherche constante dans un cadre qui s’intéresse aussi bien à l’infiniment grand qu’à l’infiniment petit, allant même jusqu’à mêler les deux sous leur forme la plus absolue dans son «work in progress» monumental A Wooden Sketchbook, commencé en 2005. Puis la redécouverte. Car lorsque le peintre observe la nature ou le paysage, quel qu’il soit, il les redécouvre et leur prête un œil qui diffère à chaque fois, la multipicité des regards étant une autre clef de la cohésion du travail exposé.
Trois ans avant Atelier2, Atelier (2004/2005) portait ainsi déjà un regard bien différent sur le thème du lieu de travail de l’artiste. Sur un arrière-plan blanc, il peint, littéralement, l’atelier. «Un regard très pratique» dans lequel il détaille les outils qui servent à l’artiste. «Ma réponse à la question : « C’est quoi l’art ? »», glisse Jean-Marie Biwer, d’un air légèrement taquin, comme un écho à l’humour qui se cache aussi dans le tableau.
La diversité de son travail d’après nature est intimement liée aux motifs naturels, «support d’une recherche esthétique constante» qui parcourt sa pratique depuis 15 ans. Lorsqu’on est projeté devant les morceaux choisis de Ciel, un cycle qui compte en tout une quinzaine de tableaux, on est autant saisi par la taille des œuvres que par ce qu’elles évoquent dans l’esprit du visiteur. Les ciels, immenses, prennent pour base le bleu du ciel et des motifs multipliés par dizaines.
Travaux de commande et liberté
Des fines branches dégarnies de Ciel n° 2 (2010) qui apportent une vision satisfaisante – une poursuite naturelle du bonheur – on passe à celles, plus fleuries, de Ciel n° 3 (2008). Ici, les branches sont aussi plus nombreuses, s’entremêlent, envahissent l’espace comme autant de fissures, sur un bleu «inexistant dans le ciel», dit Jean-Marie Biwer. On s’émerveille devant une beauté prête à craquer. Dans ses commandes – car «D’après nature» fait aussi la part belle aux travaux que des communes du Grand-Duché commandent à l’artiste –, le paysage est réduit à son essence la plus pure : un espace à remplir par ce qui est offert derrière la toile vierge. Grand Paysage (2015) offre un aperçu de cette vision qui témoigne de l’évidence la plus radicale : dans ce tableau, l’un des huit panneaux réalisés pour la commune de Troisvierges, nature et habitations coexistent sur une échelle différente, le vert étant bien sûr prédominant et reproduit fidèlement, tandis que l’architecte du détail, avec son pinceau, réimagine et agence les blocs de pierre habités pour la composition de son œuvre.
Dans Dudelange (2007), la fameuse œuvre exposée au Mudam Café, Jean-Marie Biwer peint, dans un format qui est celui de la mosaïque, la ville où il est né en 1957. Une vraie redécouverte de la Forge du Sud, jusque dans ses bâtiments les plus banals (un supermarché, par exemple), qui prouve s’il en était encore besoin que la mosaïque lui apporte une liberté certaine, comme en témoignent A Wooden Sketchbook et ses illustrations pour la traduction luxembourgeoise du Tao Te King (le célèbre ouvrage de Lao Tseu traduit par Serge Tonnar en 2019), et dont les toiles originales sont accrochées à la fin de l’exposition.
Maintenant que le Mudam a rouvert ses portes, l’invitation de Jean-Marie Biwer à squatter le musée avec lui tient toujours, et le camp sera levé le 30 août prochain.
Valentin Maniglia
Des travaux petits et gros
Un format caractéristique du travail de Jean-Marie Biwer exposé au Mudam dans «D’après nature» est la mosaïque, un format qui, du propre aveu de l’artiste, se situe «entre l’esquisse et l’œuvre gigantesque». C’est le cas, bien sûr, de A Wooden Sketchbook, travail commencé il y a 15 ans et qui se présente sous la forme de petites toiles carrées, accrochées les unes après les autres dans l’ordre chronologique de leur réalisation.
Ces 157 tableaux, qui occupent un mur tout entier de l’exposition, en sont le cœur. À la manière «de Picasso ou de Malévitch», ce véritable «laboratoire de peinture» laisse une très forte impression. Jean-Marie Biwer, qui dit s’être inspiré de l’actualité, de sa vie privée ou encore – naturellement – de paysages, s’y exprime avec une liberté complète, pour une œuvre toujours en construction qui s’adresse avant tout à lui-même, jusqu’à sa sortie de l’atelier pour entrer au musée.
Ce travail monumental, construit entièrement par la somme d’une quantité considérable de petits éléments, doit être regardé dans le détail, où l’on découvrira des toiles saisissantes dans ce qu’elles capturent de la simplicité du quotidien, parfois amusantes, parfois plus compréhensibles à l’artiste qu’au public, mais toujours très libres. Jean-Marie Biwer dit d’ailleurs avoir été inspiré par Revolution n° 9, le long collage sonore qui est le climax expérimental de l’album blanc des Beatles, sorti en 1968. La paternité du morceau, que John Lennon s’est toujours accaparée, est un sujet épineux au sein des «Fab Four», mais il n’y a pas de doute sur A Wooden Sketchbook : tout ici vient du seul regard et de l’esprit de Jean-Marie Biwer.
Si la démarche de travail est similaire pour Tao Te King (2019), cette œuvre très récente se distingue surtout par la ligne directrice qui traverse les cadres de la mosaïque. Cette ligne, bien sûr, est le livre de Lao Tseu, et l’on imagine aisément la liberté de l’artiste amplifiée par sa collaboration et son amitié avec Serge Tonnar, traducteur luxembourgeois de l’ouvrage.
Dans les 82 illustrations du Tao Te King (9 x 9 dessins accrochés en carré et précédés de l’illustration qui sert de couverture au livre), on retrouve régulièrement les paysages et l’usage des nuances de bleu et de vert comme passerelle entre Lao Tseu et Jean-Marie Biwer. Ce dernier, qui découvrait pour la première fois son œuvre accrochée, fait lui aussi une découverte qui l’amuse : le cadre au centre du carré représente un escalier exigu avec une toute petite ouverture en haut des marches. Marquée par une perspective très appuyée, l’illustration explicite les traits de la perspective réelle du carré. Un coup de chance, que l’artiste voit comme un signe.
Proches de la mosaïque, et qui témoignent de la plus grande liberté qu’il puisse avoir, les carnets de Jean-Marie Biwer sont également exposés, dans la pièce qui suit justement A Wooden Sketchbook. Des pages noircies tout à la fois au crayon, au feutre et au stylo, où, selon l’envie et l’inspiration, les esquisses s’effacent pour laisser place au texte, ou inversement. Les dessins, ce sont bien sûr des paysages ou des entités de la nature réduites à un motif superbement détaillé (un arbre). De ces carnets, dont le premier date de 2013, il ressort leur influence manifeste sur le travail sur toile de Jean-Marie Biwer, y compris celui sur commande. Il est particulièrement intéressant de découvrir aussi comment les textes ont une influence sur ce qui est destiné à devenir de l’art pictural.
Il y a une spontanéité presque expérimentale, voire impressionniste, dans la façon qu’a Jean-Marie Biwer d’imaginer les paysages (ou de considérer ceux qui sont sous ses yeux). C’est de cette manière que ses travaux à la fois petits et gros prévalent dans la progression de son art.
V. M.