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[Interview] Marie Kreutzer : «Sissi n’est pas une icône!»


La réalisatrice autrichienne Marie Kreutzer dit avoir souhaité sortir de tous les stéréotypes, féminin et masculin, avec Corsage (Photo : Valentin Maniglia)

Dans Corsage, Vicky Krieps ajoute un illustre personnage à sa carrière : plus de soixante ans après les incarnations de Romy Schneider, l’actrice luxembourgeoise enfile le costume de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, dite «Sissi».

Un costume ultraserré, comme le suggère le titre, qui reflète l’étouffement de l’héroïne, âgée de 40 ans, à l’intérieur d’une société aristocrate qui lui demande d’être toujours belle comme à vingt ans. La réalisatrice et scénariste du film – présenté cette année au festival de Cannes en compétition à Un certain regard -, l’Autrichienne Marie Kreutzer, raconte comment elle a dépoussiéré une image kitsch pour la transformer en figure féministe.

Pourquoi vous être replongée dans le mythe de l’impératrice Sissi?

Marie Kreutzer : Nous avions fait un film avec Vicky il y a quelques années (Was hat uns bloss so ruiniert, 2016), l’expérience nous a plu et à la fin du tournage, nous avons parlé de faire un nouveau film ensemble. C’est elle qui a eu l’idée de faire Sissi. Les Autrichiens ont grandi avec cette image, le cliché des boutiques de souvenirs qui vendent des tasses avec son portrait. C’est kitsch, mais on s’en moque. Cette idée ne m’a pas lâché et plus tard, j’ai demandé à quelqu’un qui s’y connaissait bien en histoire de l’Autriche quels ouvrages permettaient d’en savoir plus sur elle. J’ai aussi visité ses appartements, tout cela le but de trouver quelque chose qui puisse trouver un écho en moi et qui me donne envie de raconter son histoire.

Je me suis intéressée à cette période d’abord à cause de l’âge de Vicky, mais aussi parce que l’on ne connaît pratiquement rien de sa vie à ce moment; on sait tout ou presque de ses vingt ans, comment elle est devenue impératrice, et sa mort est tout aussi célèbre, mais entre les deux, rien. Lorsque j’ai découvert qu’elle a beaucoup lutté avec cette image qu’on lui a créée et dont elle devait prendre soin, j’ai eu le sentiment qu’elle voulait y échapper. Cela me semblait intéressant à traiter aujourd’hui; c’est ainsi que fonctionnent les réseaux sociaux, qui nous bombardent de représentations dont personne – encore moins les personnalités publiques – ne peut échapper. Par extension, son histoire était celle d’une femme dont on exige qu’elle plaise encore, qui fasse tout ce que l’on attend d’elle pour être aimée. Je voulais trouver quelque chose auquel le public d’aujourd’hui puisse se raccrocher.

Vous prenez une distance considérable avec les représentations que l’on connaît d’elle…

Pour moi, Sissi n’est pas une icône, pas plus qu’elle ne l’était à l’époque. Ce film essaie de retranscrire mes sentiments après avoir pris connaissance du matériel sur lequel je me suis basée. Je ne pensais même pas à Romy Schneider. Ce que je veux dire, c’est que je n’ai jamais tenté de travailler contre quelque chose, je souhaitais que le cœur du film raconte l’histoire que j’ai lue, avec beaucoup de liberté artistique.

« Avec elle, on peut faire autant de prises que l’on veut, chacune d’entre elles sera différente »

Dans quelle mesure l’actrice a-t-elle participé à la création du personnage?

Elle ne savait rien du film avant que je ne lui envoie le scénario fini. Je voulais lui faire une surprise. Et puis, quand j’écris, j’ai besoin d’être seule, car c’est un travail très intuitif. En tant que scénariste-réalisatrice, je ne demanderais jamais à une actrice de travailler sur mon script (elle rit)! Lors de la préparation, et à plus forte raison sur le tournage, Vicky a bien sûr apporté ses propres idées. C’est une actrice vraiment imprévisible, libre d’esprit, et mon rôle était aussi de la faire se sentir libre le plus possible, bien que dans ce contexte, ce soit ironique… Mais elle pouvait bouger différemment, utiliser d’autres mots que ceux qui étaient écrits. Avec elle, on peut faire autant de prises que l’on veut, chacune d’entre elles sera différente, et on ne sait jamais raiment ce qui va se passer. C’est ce que j’aime chez elle.

Corsage est riche en anachronismes, dans les décors, les dialogues, la musique; on ne sait pas bien si Élisabeth pousse son époque dans la modernité, ou si la modernité lui donne un semblant de liberté…

Les anachronismes existent à différents niveaux; en ce qui concerne le langage, j’ai lu tellement de journaux intimes et de lettres que j’avais cette langue en tête en écrivant les dialogues, bien que je n’essayais pas de m’y tenir absolument. Parfois, des mots utilisés pourraient ou pourraient ne pas avoir été utilisés à l’époque apparaissent. Pour l’apparence, la première chose à laquelle j’ai pensé était la musique, qui était déjà indiquée dans le scénario. Pendant le financement du film, ça m’a valu des tas de questions, genre : « Tu veux vraiment utiliser de la musique contemporaine? C’est censé être un truc à la Marie-Antoinette? » Je n’avais surtout pas envie de ça, principalement parce que je pense que c’est le pire film de Sofia Coppola (elle rit). J’ai donc tenté d’introduire cette musique autrement, en l’intégrant au film avec des instruments d’époque, des voix originales, plutôt qu’utiliser les chansons originales. De même, les décors et les costumes devaient être plus simples, moins sophistiqués qu’à l’époque. Ça a commencé avec les fauteuils Thonet, typiques de l’Autriche mais qui sont apparus dix ou vingt ans après Sissi. Pour ce film, le « look » devait véhiculer ce que nous voulions raconter.

Un autre anachronisme mémorable est la présence de Louis Leprince, précurseur du cinéma, qui va filmer l’impératrice. Ici, vous jouez avec l’image de Sissi, littéralement.

Lui aussi a été anticipé d’une dizaine d’années. Je ne le connaissais pas : en cours d’histoire à l’école de cinéma, j’ai appris les frères Lumière. Donc quand je suis tombée sur Leprince, ça a été une surprise. Je suis tombée dessus par hasard, et je n’ai jamais pu l’oublier, mais je ne saurais pas dire comment je l’ai fait entrer dans le film.

L’une des questions au centre du film est la sexualité de l’héroïne. C’est une exploration qui est très actuelle, elle aussi, qui crée des ponts avec des discussions de premier plan sur le désir féminin.

Avant toute chose, j’étais très intéressée par les troubles des conduites alimentaires. Les personnes qui en souffrent ont un contrôle illusoire de leur corps. J’ai toujours pensé – je ne sais pas si c’est vrai – qu’il devait être difficile pour quelqu’un qui souffre de cela d’avoir une sexualité libre : si tu penses sans arrêt à ton corps, en essayant de le contrôler, est-il possible de lâcher prise? Voilà la première chose. L’autre, c’était deux liaisons qu’elle aurait eues, dont j’ai discuté avec une historienne qui m’a répondu qu’elles n’avaient sans doute pas existé. J’ai d’abord pensé qu’elle voulait protéger l’image d’Élisabeth, mais à cette époque, il n’y avait pas de contraception, m’a-t-elle dit. Quand une femme couchait avec un homme, elle devait être systématiquement confrontée à la possibilité d’être enceinte. On croit que l’aristocratie était le milieu de toutes les coucheries, mais ce n’était pas si facile! Les conséquences étaient lourdes. Dans le film, Élisabeth est proche de ses amants, elle les désire, et en même temps, elle est déconnectée de sa propre sexualité. Ce qu’elle veut, elle ne sait pas comment l’avoir.

« Le corset est devenu un sujet de conversation de plus en plus important pendant le tournage »

Le titre du film inspire autant la recherche de l’élégance qu’une lourde contrainte physique et sociale…

Le fait qu’elle soit si à l’étroit dans son corset, on peut le lire dans les livres d’histoire. À l’époque, les jeunes filles commençaient à porter des corsets à l’âge de 12 ans, quand elles étaient encore en pleine croissance. Dans un corset, un corps ne peut pas se développer tout seul. C’est si brutal! Quant à la forme, je la voulais le plus serré possible : pendant la préparation, on le serrait de 8 cm en plus chaque jour. On sous-estime ce que cela signifie pour une actrice de ne pas pouvoir manger pendant la journée, de ne pas pouvoir respirer profondément, et le corset est devenu un sujet de conversation de plus en plus important pendant le tournage. Il avait sa propre vie, d’une certaine façon, mais il était essentiel de le représenter comme une cage dans laquelle on l’enferme, aussi belle qu’elle soit.

Cette histoire a-t-elle eu un écho avec votre propre expérience de la quarantaine et des représentations que l’on continue à en faire, aujourd’hui, des femmes?

À cette époque, bien sûr, une femme de 40 ans était déjà très vieille. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, les temps ont changé, mais je suis à un moment de ma vie où je fais l’expérience de choses que je n’avais pas vues venir, notamment de la part des médias. On juge les femmes qui prennent de l’âge, mais on les juge aussi quand elles tentent d’y remédier, avec du botox ou des trucs de ce genre. Quoi qu’elles fassent, ça pose un problème. À son 60e anniversaire, Madonna a dit : « C’est un crime de vieillir, pour une femme. » C’est vrai et c’est terrible.

En tant que cinéaste, vous sentez-vous responsable de la direction que doit prendre le cinéma de demain?

Je ne surestimerais pas l’impact d’un film autrichien, mais en tant que personnes qui produisent des images, oui, nous avons une responsabilité à tenir. Il est important de montrer des personnes de tous âges, races et genres, ce qui est difficile car nous ne nous sommes pas libérés de certains stéréotypes dans lesquels nous avons grandi. La preuve, dans certaines séries ou films, aujourd’hui, on se force à se libérer. Il est important de raconter des histoires sur des femmes de 55 ans; toutes les actrices que je connais disent qu’il y a un âge où l’on ne peut y échapper. Entre 40 et 60 ans, il est difficile d’avoir un rôle si on n’est pas déjà célèbre, puis on revient pour jouer la mère ou la grand-mère. Combien de films ont une femme de 55 ans comme protagoniste? C’est notre reponsabilité première; une autre est de montrer une nouvelle image des femmes et des hommes, sans reproduire les stéréotypes que l’on connaît. C’est un piège, bien sûr.

Est-ce la raison pour laquelle les personnages masculins sont, eux aussi, aux antipodes des représentations habituelles?

C’est encore une affaire de stéréotypes, oui. Il a toujours été primordial pour moi que les acteurs soient émotionnellement connectés à leur personnages, qu’ils soient toujours de leur côté. J’ai beaucoup lu au sujet de l’empereur, qui s’est toujours défini comme un « serviteur du peuple », qui avait « besoin d’eux ». C’est cette gentillesse que j’ai décidé de retenir : il connaît le nom de toutes les servantes de sa femme… À la fin, il reprend son rôle de mari, mais il passe tout le film à essayer de faire les choses différemment. C’est aussi une preuve qu’il tient à elle.

Le film commence dans une baignoire pour se terminer dans la mer. L’eau, semble-t-il, a un rôle libérateur pour l’héroïne…

Ce n’est pas tant l’eau que l’air, à mon sens. Quand elle est sous l’eau, elle retient sa respiration, elle se contrôle. Vicky disait elle-même souvent qu’elle manquait d’air, qu’elle ne pouvait pas respirer. J’ai beaucoup pensé à ça. L’au est une très belle image, mais les gens qui se noient meurent en réalité de suffocation.

Interview avec notre journaliste Valentin Maniglia