Tourné intégralement au Luxembourg et triomphalement accueilli à la Quinzaine des cinéastes du festival de Cannes, Conann, le troisième film de Bertrand Mandico, continue d’exploser les genres. Récit d’un tournage barbare, pour un film qui l’est tout autant.
Dans ce voyage barbare hors du temps et de l’espace, les formes, féminines ou entre deux sexes, humaines ou hybrides, se meuvent dans un décor froid et métallique, dont la qualité de caméléon est de se fondre successivement en un palais, en un champ de bataille, en ruelles désolées que l’on dit être le Bronx, ou encore en grande salle à manger, pour un festin final qui ouvrira l’appétit des spectateurs barbares… et qui coupera celui des autres.
Bertrand Mandico le dit lui-même, il a eu un «coup de cœur absolu» pour cette usine désaffectée d’Esch-Belval, où il a «tourné l’intégralité» de Conann à l’automne 2021, son troisième long métrage, produit au Luxembourg par Les Films Fauves et présenté à la Quinzaine des cinéastes au festival de Cannes. «J’ai visité cette ancienne usine de sidérurgie il y a quelques années. J’y ai trouvé une multitude de possibilités de décors : certains endroits m’évoquaient des temples antiques ou d’un autre monde, ailleurs, j’y retrouvais le New York des années 1990…»
Certains écrivent un film pour un acteur ou une actrice; Bertrand Mandico, lui, a écrit pour le lieu. «En tout cas, je savais, en écrivant, que je pouvais m’appuyer sur ces décors préexistants», précise le cinéaste. Doté d’«un budget de film d’auteur classique», il a dû joindre les limites imposées à «un projet très ambitieux». Alors, il a «profité» de la pièce de théâtre en préambule à Conann pour «construire des éléments de décor» qu’il a déplacés ensuite au Luxembourg. «La décoratrice, Anna Le Mouël, est venue greffer sur le lieu ces éléments qui évoquent les différents mondes et les différentes époques que traverse Conann.»
La pièce de théâtre qui a servi de base au film fut une première pour Mandico, toujours enthousiaste vis-à-vis de nouveaux moyens d’expression, tout en martelant que «le cinéma, c’est mon medium!». C’est Philippe Quesne, directeur du théâtre des Amandiers, qui l’a «invité pour faire un spectacle». «Il m’a dit : « Fais semblant de faire un film.« J’ai pris la balle au bond et j’en ai profité pour travailler sur Conann, qui était en germe dans mes notes.»
Cette pièce, intitulée La Déviante Comédie, n’a pu se tenir devant un public, empêchée par la fermeture des théâtres liée au Covid-19. «Mais elle a été filmée — j’en ai même fait deux films», soit la captation de la pièce et Rainer : A Vicious Dog in a Skull Ballet, «un moyen métrage qui raconte un pacte faustien avec metteuse en scène de théâtre», indique Bertrand Mandico. Des projets tournés dans les décors de Conann et qui portent eux aussi la patte des Films Fauves.
Pour autant, le mage noir considère encore sa pièce comme «un projet de recherche». Conann avait été pensé pour le cinéma – une filiation logique, puisqu’il prolonge et déconstruit tout à la fois le film culte avec Arnold Schwarzenegger. Et Mandico de «se débarrasser de la théâtralité» et de «reprendre le scénario que j’avais écrit pour aller le tourner au Luxembourg».
Sculpter le décor
Sur le site d’Esch-Belval, le réalisateur «radical et poétique» s’imagine déjà un opéra grandiose, du genre à faire rougir Werner Herzog et son bateau sur la colline. Les ambitions sont énormes, le temps et le budget trop limités. Et «les conditions difficiles», puisque le tournage a eu lieu exclusivement de nuit, dans «un lieu immense, que l’on met plus d’une heure à traverser, et dans lequel il fait très froid».
Ce qui ne bloque pas les envies du cinéaste : «Les équipes et moi-même avons fait un effort vis-à-vis d’un certain confort, ainsi que de nos salaires. Ce qui m’intéressait par-dessus tout, c’était de trouver un dispositif de mise en scène qui épouse l’ambition du film et qui contrebalance avec sa dureté.» Il annonce, d’emblée, avoir «voulu vivre le tournage comme une performance artistique». Pour autant, «il ne faut pas que ce soit le chaos mais, au contraire, que tout soit organisé». Même pour un film barbare…
Admirateur de Max Ophüls et particulièrement de Lola Montès (1955), inspiration majeure de Conann, Mandico a «décidé de tourner à la grue, à l’ancienne, avec un contrepoids». Celle-ci est placée sur un rail, dont l’emplacement est changé chaque jour. «Chaque matin, on installait le rail à un endroit et à partir de là, je déployais toute la mise en scène en rayonnant autour du rail. Pour la mise en scène, c’était un casse-tête de mise en scène, mais il essentiel, car il fallait que j’aie de la fluidité dans les mouvements.»
Et, bien que pris de vertiges, le réalisateur, telle Lola Montès perchée sur son trapèze, a «cadré tous les plans» lui-même, juché en haut de ce lourd dispositif. D’Ophüls, Mandico dit aussi s’être inspiré de la «délicatesse» des mouvements de caméra, qu’il compare à ceux d’un chat. «Je ne supporte pas les cinéastes qui font des plans séquences ostentatoires : ils n’invitent pas à regarder le film, mais à les regarder eux. Ophüls est pour moi une référence absolue, car je considère qu’il est important de travailler avec douceur.»
En bon auteur expérimental, Bertrand Mandico redouble de malice, pervertissant l’usage classique de ses techniques de filmage. D’abord, en «sculptant le décor» à l’aide de la lumière, ainsi qu’en utilisant «une optique à décentrement», qui permet, si le cadreur fait par exemple le point sur les yeux, d’avoir le front et la bouche flous. Et d’affirmer : «C’était un pari du film : on n’a jamais utilisé cette lentille pour filmer dans de grands espaces. C’est aussi cela qui donne l’impression que le décor est une maquette alors que tout est vrai.»
Très peu de gens au Luxembourg ont vu qui se cachait sous le masque de Rainer
Un fait qu’il souligne à plusieurs reprises : «Je me refuse à intervenir en post-production. Tout ce que l’on voit dans le film a été créé pour le tournage.» Il ne parle pas seulement du gore, présent en masse pour la première fois dans son cinéma déviant. Décors, effets de transparence – une technique qui a recours à la rétroprojection et que Mandico a «utilisé de manière expérimentale, elle aussi : pour décupler lors de la scène de bataille afin de décupler le nombre de figurants, j’ai utilisé un procédé d’image écho. Autrement dit, j’ai filmé les gens avec une caméra vidéo et nous projetions l’image simulatnément» –, tout dans Conann est réel, palpable.
Comme la tête de Rainer, le chien des enfers et narrateur dont le masque épouse parfaitement les mouvements du visage d’Elina Löwensohn, qui «arrivait une heure avant tout le monde et repartait après une heure après les équipes» pour son maquillage, si bien que «très peu de gens au Luxembourg ont vu qui se cachait sous le masque de Rainer».
«Couleur, ma douleur!»
Si Bertrand Mandico devait traduire Conann en une pensée, ce serait une image, celle d’«une rose noire avec des épines rouges». Un film qui se passe entre deux mondes, plus certainement dans une sorte d’enfer – de même que Les Garçons sauvages (2017) représentait le paradis et After Blue (Paradis sale) (2021) le purgatoire –, et que son auteur a voulu «traduire avec des couleurs très douces, comme dans les couleurs pastel que l’on trouve dans les Ehpad, qui sont là pour nous rassurer mais qui, moi, m’angoissent totalement». Tourné en 35 mm et en couleur, Conann est montré dans sa majorité en noir et blanc, afin de trouver «une unité de temps» dans cette œuvre qui traverse les décennies et les mondes, nous dit le cinéaste. Par ailleurs, «la cohérence entre le noir et blanc se fait dans la transition avec la violence. À ce moment-là, c’est : « Couleur, ma douleur!« ».
Bouclé en 25 jours répartis sur cinq semaines – le tournage le plus court de Mandico, qui dit avoir eu besoin de «sept à huit semaines» sur ses deux longs métrages précédents –, Conann se pose à la fois comme le film le plus accessible de son auteur, le plus ouvertement politique mais aussi le plus enclin à amener une rupture avec le reste de son œuvre. Très actif depuis 1997 avec une multitude de courts et moyens métrages, Bertrand Mandico affirme : «Conann n’aurait jamais pu être mon premier film. Grâce à ma longue expérience, je me suis senti plus à l’aise avec cet inconfort; c’est ce qui m’a fait dire : « Je peux en faire un style.« La contrainte m’oblige à réagir.»
Et alors que ce nouveau film marque pour lui «la fin d’un cycle, ou du moins la mise en scène des ruptures à venir, donc un film de transition», Bertrand Mandico n’en a pas totalement fini avec Conann. «Un quatrième film arrive, en réalité virtuelle. J’ai approché ce medium comme un cinéaste : j’ai tourné en 35 mm ce qui sera projeté dans des casques.» Il promet une expérience composée de «quatre plans séquences qui se jouxtent, racontant la damnation des actrices, que l’on accompagne dans leur enfer». Longue vie à la barbarie!
La barbarie selon Mandico
À Cannes, les clans étaient formés : les geeks et grands enfants ont vu Indiana Jones, les chanceux ont vu la dernière fresque de Martin Scorsese. Les barbares, eux, attendaient avec impatience Bertrand Mandico, cinéaste pluriel et expérimental, qui livrait vendredi soir à la Quinzaine des cinéastes son troisième long métrage, Conann, une relecture du héros barbare créé par le romancier Robert E. Howard et incarné par Arnold Schwarzenegger dans un film de 1984, réalisé par John Milius. Son Conann à lui est «un retour au personnage de la mythologie celte qui a inspiré Howard» en même temps qu’il entend «débarrasser la barbarie de toute virilité». Ainsi, Bertrand Mandico assume faire un film «non binaire», et pas seulement parce que l’on connaît son goût pour le renversement des genres, mais aussi parce que Conann est née pièce de théâtre avant d’opérer sa transition vers la pellicule.
Sur la scène du Théâtre Croisette, devant une salle bondée et dans laquelle l’ambiance bouillante permettait de repérer de loin les rares personnes qui n’allaient pas tarder à faire leur première rencontre avec le cinéma de Bertrand Mandico, on demande à Rainer d’introduire l’équipe du film. Rainer, qui a hérité du prénom du réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder, est une créature humaine à tête de chien, personnage clef du film. Qui appelle une à une cinq des six actrices qui prêtent leurs traits à Conann, chacune incarnant la barbare à un âge différent de sa vie : Claire Duburcq, Christa Théret, Sandra Parfait, Agata Buzek, Nathalie Richard, toutes d’«actrices barbares» — seule l’immense Françoise Brion, 90 ans, qui n’est sortie de sa retraite, entamée il y a plus de quinze ans, que pour les beaux yeux de Mandico (et surtout son scénario, nous assure ce dernier), manquait à l’appel. Un triomphe avant même le début de la projection, tant les interventions théâtrales sont rares à Cannes, y compris dans la sélection la moins coincée et la plus progressiste du festival. Les applaudissements à tout rompre trouvent leur point d’orgue lorsque Rainer enlève son masque, découvrant le visage d’Elina Löwensohn, actrice barbare par excellence.
La muse de Bertrand Mandico – et, avant lui, de Hal Hartley – endosse donc le costume de Rainer, créature faustienne qui orchestre cet étrange opéra, où le passé est voué à être mis à mort par le futur, et qui se métamorphose, au gré des incarnations de Conann, en film d’heroic fantasy, comédie trash, film musical… «C’est tout ce qu’on attend de Mandico et, en même temps, on n’a jamais vu ça chez lui», assure Lewis, qui venait de voir «le film (qu’il attendait) le plus de ce festival», loin d’être déçu.
Son de cloche similaire chez une spectatrice luxembourgeoise : Conann est «grandiose, d’une beauté renversante, mais Mandico est tellement barré qu’il faut laisser grandir ce film, comme j’avais laissé grandir ses précédents films». Les amateurs n’ont pas manqué de noter «le message politique» inédit – pour la première fois ouvertement énoncé, du moins – pour Mandico, accueilli avec bonheur. «Il nous regarde droit dans les yeux et livre un bon message au bon moment», déclare une autre spectatrice, qui assurera vivre longtemps avec cette explosion fantasmée de l’Europe, dénonciation ultime des dérives totalitaires dans notre continent. Bertrand Mandico serait donc le plus progressiste des barbares…