À l’occasion du centenaire de la naissance de Pol Aschman, le Cercle Cité propose un aperçu de la carrière du photographe dans une très belle exposition gratuite, visible jusqu’à la fin du mois de septembre.
Il aurait eu cent ans cette année. Son regard sur la vie des Luxembourgeois et sur les évènements qui ont rythmé le Grand-Duché depuis l’après-guerre était aiguisé, précis, tendre, curieux, parfois doucement exubérant. Le photographe et journaliste Pol Aschman, né le 8 février 1921 à Luxembourg, est à l’honneur dans une exposition gratuite au Cercle Cité, pour lesquelles son neveu, le photographe Christian Aschman, a rassemblé quelque 160 clichés soigneusement choisis parmi l’immense archive du Fonds photographique Pol-Aschman, installé depuis 1997 à la Photothèque de la Ville de Luxembourg et qui ne contient pas moins de 220 000 documents.
À travers les portraits de celui qui occupa, entre 1949 et 1967, de nombreux postes différents à la Revue, dont celui de rédacteur en chef, avant de devenir collaborateur et correspondant au Wort (1967-1984), l’exposition «Des gens et des rues» tente à son tour de tirer le portrait de Pol Aschman. À juste titre, car du portrait, le photographe et artiste a fait l’une de ses spécialités. Ainsi, le panneau central dans l’espace d’exposition du Ratskeller, qui présente une mosaïque regroupant 44 portraits pris, comme la grande majorité des autres clichés exposés, entre la fin des années 1940 et la fin des années 1960, est à lui seul une démonstration de ses talents d’artiste et de la versatilité du remarquable photographe de presse qu’il fut.
Dans l’œuvre de Pol Aschman, les récits de vie se transmettent à travers le regard et se reflètent dans le décor
Sur la mosaïque, se côtoient célébrités et anonymes, artistes et famille grand-ducale : une très élégante photo du Grand-Duc héritier Jean à l’intérieur de sa voiture, prise en 1953, est ainsi mise à égalité avec le portrait d’un mineur dans une mine de Differdange, photographié cinq ans plus tard. Ou encore cette image du peintre Joseph Probst (1960) dans son atelier, cigarette à la main, le regard pensif, qui semble se diriger, un peu plus loin, vers cette ouvrière islandaise de la pêche (1955). Dans l’œuvre de Pol Aschman, les récits de vie se transmettent à travers le regard et se reflètent, dans l’objectif de son Rolleiflex fétiche, caméra de l’intime, dans le décor.
Ce qui n’empêche pas Pol Aschman de s’amuser avec les codes du portrait, à l’occasion de plusieurs reportages qu’il a réalisés pour la Revue. Dont un, fameux, sur le tram de Luxembourg, publié en avril 1958, dont la photo la plus célèbre, visible dès les prémices de l’exposition, est celle de Pol Aschman lui-même, dans le costume d’un contrôleur de billets qui prend son activité, bien que mise en scène, très à cœur. À côté, on le verra même s’immortaliser dans le rôle d’un colporteur. Outre ce non-respect des règles qui peut facilement passer pour une espièglerie, on remarquera surtout la facilité déconcertante qu’avait le photographe pour se tenir présent à la fois derrière et devant son objectif.
Véritable magicien du regard, Pol Aschman s’est aussi distingué dans les scènes de rue. Les photographies de l’exposition datent en grande partie de sa période Revue, c’est-à-dire des années 1950 à la fin des années 1960, même si l’exposition s’enrichit d’autres clichés pris alors qu’il était correspondant au Wort. Mais pour la Revue, le photographe a souvent couvert les évènements incontournables de la capitale luxembourgeoise, en particulier la Schueberfouer et la grande braderie. De ces scènes de vie, il résulte des images sublimes dans lesquelles, comme dans ses portraits, la faune et la flore citadines sont indissociables l’une de l’autre. Les plus impressionnantes photos sont celles de la braderie, prises lors de différentes éditions. Au lieu de s’en tenir à la photo de presse classique, Pol Aschman cherche le détail qui rend chaque cliché unique; il ne s’agit plus là de mettre en scène mais il est toujours question de bousculer les codes, et dans une géniale série de six photos (1960-1979), c’est à chaque fois un personnage au premier plan qui regarde l’objectif, tantôt incrédule, tantôt amusé. C’est invariablement ce qui traverse toute l’exposition «Des gens et des rues», et le travail de Pol Aschman en général : savoir capter les regards, à la fois du sujet et du lecteur, comme manière de renforcer le lien entre la ville et ses habitants, dont il est en même temps instigateur et témoin.
En reporter nocturne, Pol Aschman tisse aussi son propre lien, personnel et artistique, avec sa ville
En reporter nocturne ou d’intérieur, Pol Aschman tisse aussi son propre lien avec sa ville, un rapport plus personnel, plus artistique aussi, qui va l’amener à choisir tantôt l’habituel noir et blanc, tantôt la couleur. Les néons des brasseries et des grands bâtiments se reflètent sur les capots des voitures ou sur les pavés encore mouillés d’un soir de pluie, les décorations de Noël font ressortir l’épaisseur des couches de neige naissantes sur les véhicules garés, les lumières des boutiques illuminent tout un coin de rue… Vidée de ses habitants, déjà au lit pendant que le photographe flâne, appareil à la main, Luxembourg, sous ses atours de ville de film noir, se révèle plus reconnaissable que jamais. C’est aussi là qu’elle est la plus belle. Et ces clichés servent de préambule enchanteur à une autre série, majoritairement diurne et en couleur, d’intérieurs vidés de toute forme de vie : salons de coiffure, salles de réunion, hangars, cages d’escalier, il y a là une petite odeur de futurisme et une sensation d’étrangeté qui explosera dans une autre série, purement figurative, où Pol Aschman «shoote» divers objets – des cannettes de bière, un masque de carnaval, un filet rempli de légumes… – avec un travail ultracontemporain sur la couleur.
Après un bref retour aux scènes de vie, qui concernent essentiellement la famille grand-ducale et les personnalités politiques du pays, que Pol Aschmann montre sous un angle plus officieux qu’officiel – y compris quand les photos immortalisent la visite de chefs d’État ou de ministres étrangers, comme Robert Schuman ou les présidents français René Coty et Georges Pompidou, ce dernier en compagnie de la bourgmestre de Luxembourg Colette Flesch –, l’exposition se clôt devant quelques tirages réalisés pour le Wort. Plus encore que cette photo prise dans le chaos de l’enterrement du chanteur Claude François, c’est ce portrait de Charlie Chaplin, réalisé à la fin de sa vie dans sa demeure suisse de Corsier-sur-Vevey, qui attire immédiatement l’œil. Cette fois, le décor est pratiquement inexistant et Chaplin, alors très malade, occupe tout l’espace. C’est peut-être aussi parce que le sujet a l’habitude des caméras, devant lesquelles il a travaillé pendant plus de cinquante ans, toujours est-il que son regard de vieil homme, qui n’a plus l’étincelle qu’il avait dans ses films, transperce l’image. Sans aucun doute, Aschman, derrière son appareil, savait à cet instant précis qu’il a là son meilleur client. Sans aucun doute, Chaplin savait que chez Pol Aschman aussi, les émotions passaient par le regard, et sa manière de le capturer.
Valentin Maniglia
«Des gens et des rues – 100 ans Pol Aschman»,
jusqu’au 26 septembre. Cercle Cité – Luxembourg.
Repères biographiques
8 février 1921
Naissance à Luxembourg.
20 août 1949
Le premier reportage de Pol Aschman, « Konzert auf dem Paradeplatz », est publié dans l’hebdomadaire Revue, où le photographe a été embauché trois semaines plus tôt.
1949 – 1967
Journaliste indépendant, photographe-reporter, collaborateur régulier, rédacteur puis rédacteur en chef de la Revue.
1954
Ouverture d’un studio et d’un laboratoire photographique au 7 rue Émile-Lavandier, à Luxembourg.
1967 – 1984
Collaborateur régulier puis correspondant régulier du Luxemburger Wort.
1970
Publication du livre Jirimiri an och lerscht.
10 août 1990
Décès à Luxembourg.
1997
Le Fonds photographique Pol-Aschman est racheté par la Ville de Luxembourg, et installé dans la Photothèque de la Ville.