Depuis près d’un demi-siècle, animée par une simple volonté de créer, Germaine Hoffmann, 90 ans, compose des collages et d’autres œuvres aux techniques mixtes, que le Casino met en lumière dans une humble réunion, reflétant bien la personnalité de l’artiste.
D’emblée, avec un titre qui rappelle que le temps qui passe est un cruel paramètre auquel personne n’échappe («Die Zeit ist ein gieriger Hund»), l’exposition concoctée par le Casino propose justement un saut dans le passé, afin de célébrer une créatrice qui, longtemps, est restée sous les radars. Anonyme, et pourtant si présente, comme en témoignent ses nombreuses participations au salon du Cercle artistique de Luxembourg. «Ça arrivait même qu’il ne mentionne même pas mon nom», souligne aujourd’hui la discrète Germaine Hoffmann, âgée de 90 ans, sans le moindre ressentiment. Surtout que les rares qui, à l’époque, se souvenaient d’elle, se montraient très «positifs» sur son travail. Et bien des années plus tard, ça lui suffit toujours.
Sûrement parce qu’elle ne s’est jamais sentie dans la peau d’une vraie artiste. D’ailleurs, cette mise en lumière, dans une minirétrospective condensée, tient surtout à la frénésie artistique de sa petite-fille, Sophie Jung, qui s’est faite un nom au pays comme à l’international, et qui, ça tombe bien, expose, depuis mars, à l’étage du dessus («They might stay the night»)… C’est même elle qui a tout pris en main, du choix des œuvres jusqu’à l’installation finale, aux airs de petit atelier sans prétention. «Des fois, quand on fait des choses en famille, ça peut être pénible», lâche pourtant la nonagénaire, dans un rire amusé. «Mais là, ça va!»
Ici, tout ramène en effet à une question de filiation. Après s’être occupée de ses enfants, comme toute matriarche issue de la campagne luxembourgeoise, Germaine Hoffmann s’est muée dans la seconde partie de sa vie en artiste. Comme ça, pour combler le vide laissé par le départ de sa progéniture à l’étranger, et occuper son temps libre, dès lors conséquent. «L’art ne m’attirait pas plus que ça!», confie-t-elle sans retenue. Mais pragmatique, dès 1968, elle s’oriente tout de même vers des cours du soir, d’abord à l’École des arts et métiers, puis à la Summerakademie, fraîchement mise sur pied. Et ça durera pendant trente ans…
Elle s’initie alors à l’espéranto, mais également au dessin et au découpage, ne serait-ce que pour, plus tard, s’adonner avec ses petits-enfants à la création durant les grandes vacances… «Je savais faire la couture, mais ça risquait de les fatiguer(elle rit). Je me voyais faire avec eux des cartes de Noël ou d’anniversaire. C’était ça, ma motivation de départ.» À l’aveuglette, et sans grosse attente, elle s’inscrit à différents modules, dont l’un animé par un «professeur d’ex-Yougoslavie». «Chaque soir, pendant trois heures, il enseignait une technique artistique différente, se souvient-elle. Un jour, il nous a demandé d’apporter un magazine, des ciseaux et de la colle, afin de construire des œuvres d’art de petit format.» Ce dernier lui parle aussi des relations entre les couleurs et lui donne d’autres astuces. Sans le savoir, elle allait plonger dans l’univers du collage, qui a fait les beaux jours du dadaïsme, du pop art (Rauschenberg) et du surréalisme.
Un «témoignage» graphique d’une époque
Seulement, elle doit se résoudre à vite passer au modèle XXL, la faute à une matière première en souffrance… «Chez moi, je n’avais que des journaux, poursuit-elle. J’étais une lectrice du Wort et du Républicain lorrain.» Par la force des choses, elle arrache alors quelques pages, les plus expressives, et en reconstruit une, un peu «par hasard».
Celles, superbes, exposées au Casino, exhument les conseils de son mentor : faire parler l’intensité des coloris, qui masquent toutes les rares références visibles, comme cette publicité pour des voitures ou encore pour des cigarettes. Et malgré de légers effets de transparence (en raison de la qualité moindre du papier), ses silhouettes à la «Mona Lisa» cherchent l’harmonie. «Je n’aime pas que l’on s’aperçoive que c’est une construction», souffle-t-elle.
Elle sera moins pointilleuse quand elle poursuit son travail sur l’écriture, l’imprimé, en laissant le public agir à sa guise, aussi bien durant l’année culturelle de 1995 que lors d’une exposition collective à Neimënster. Sur de grandes toiles cirées blanches ou noires, laissant bien en évidence des feutres de différentes épaisseurs pendant à des ficelles, elle convie le public à se lâcher, chose qu’il fait avec beaucoup d’enthousiasme…
«Ils ont écrit partout! Même sur et en dessous d’un banc et d’une table qui étaient posés là, pour l’occasion (elle rit).» On peut y lire «beaucoup de bêtises», mais aussi de «beaux poèmes», laissés dans un geste libre par des «personnages importants» de la société grand-ducale, comme des gens de passage, «qui savaient à peine écrire». Son intention est en tout cas réussie : constituer un «témoignage» graphique d’une époque. Logiquement, dans le même sens, le livre d’or de l’exposition s’exhibe sur un mur avec, dessus, une gentille remarque de la Grande-Duchesse héritière Stéphanie, venue lundi en fan.
« Ce que je fais, personne ne le fait »
Mieux, ses griffures chaotiques, débordant de toute part dans une énergie incontrôlable, ramènent aux débuts du graffiti, technique dont Germaine Hoffmann va également s’emparer, bombe aérosol à la main. Sur du tissu de récupération, elle célèbre, comme dans un haïku, la pensée d’Hamid Skif, poète algérien exilé en Allemagne. Et dans la foulée, ce sont deux fauteuils fatigués qui se retrouvent «tagués». Dans une même désinvolture, elle joue avec d’autres supports, comme le bois, qu’elle recouvre de peinture et de papier (retrouvant pour le coup «ses origines»), avant un passage sous la ponceuse. Un dernier «bricolage», installation à l’équilibre précaire et au chapeau melon qui ramène à Magritte, confirme la franchise d’une artiste qui n’a jamais regardé ce que faisaient les autres. «Je connaissais juste quelques artistes luxembourgeois. Rien de plus»…
Se sent-elle alors à sa place, entre les murs du Casino ? «Oui, car que ce soit beau ou pas, que ça plaise ou non, ce que je fais, personne ne le fait», soutient-elle, comme habitée par une confiance nouvelle. Une justesse prolongée par le critique d’art Lucien Kayser, qui parle d’elle comme quelqu’un «qui ne doit rien à personne». Sauf peut-être à Sophie Jung… «Quand elle revient chez moi, elle se rue à la cave et fait des tonnes de photos. Elle me demande toujours « qu’est-ce que tu as fait de nouveau ? ». J’aimerais des fois me reposer; mais elle me dit : « Il faut créer. »» Avec ses nombreux classeurs, épais d’une longue et méticuleuse collection de papiers accumulés depuis près d’un demi-siècle, oui, Germaine Hoffmann pourrait encore surprendre.
Grégory Cimatti
«Die Zeit ist ein gieriger Hund», au Casino – Luxembourg. Jusqu’au 29 novembre.