Forêts de colonnes ou de corps dépouillés, les «Project Rooms» de la Konschthal présentent les travaux de deux artistes qui cherchent la vérité sous l’écorce.
Toutes les forêts ne sont pas remplies d’arbres. À titre d’exemple, les deux «Project Rooms» perchées tout en haut de la Konschthal se sont transformées, depuis le début de l’été, en d’étranges futaies, tels des labyrinthes aux parois invisibles dans lesquels il est tout de même possible, au gré d’une visite silencieuse, de se perdre en contemplation. Les espaces d’exposition, pourtant marqués par la même architecture brutaliste qui caractérise tout l’intérieur du bâtiment, prennent la fonction d’écrins pour un art contemporain dont les matières, formats et récits sont diamétralement opposés, mais qui se rejoignent sur le commentaire qu’ils font de la verticalité comme signe de force et d’élévation. D’une part avec les colonnes boisées et composites de l’artiste française Julia Cottin, qui banalise l’idée de grandeur en leur donnant une fonctionnalité précise, de l’autre avec les selfies-manifestes de Hsia-Fei Chang, pièces d’une mosaïque horizontale qui traduit la dégradation du corps et de l’esprit.
Cette dernière, taïwanaise de naissance et parisienne d’adoption, présente dans l’espace eschois d’art contemporain l’exposition «Les jeux sont faits. Rien ne va plus», qui regroupe une série d’œuvres mêlant sa vie professionnelle, l’intime et la famille, pour un regard performatif sur la condition féminine et les stéréotypes culturels. Entre 2020 et 2022, l’artiste a été croupière dans un casino de la capitale française; le téléphone étant interdit aux employés à l’intérieur des salles de jeu, elle a immortalisé son quotidien au travail depuis le vestiaire, prenant un selfie avant chaque prise de poste. La performance artistique par le biais du travail? Oui, mais pas que.
Forcée d’épouser le stéréotype de la femme asiatique jeune, belle et affriolante – comme les romans et les films occidentaux du siècle dernier ont banalisé les clichés ultrasexualisés de la masseuse en lupanar et de la croupière des tripots de Macao –, l’artiste de 50 ans retourne le «je» à son avantage et se dépouille de tous les artifices exigés par son contrat de travail. Non comme on effeuillerait une fleur, mais, à l’inverse, avec une cruauté extrême. La spontanéité de son regard – dont l’œil de son téléphone est l’extension – cache, même dans les moments les plus tendres, une part d’angoisse. Ici, elle pose avec son chat; là, elle montre un instant lecture; plus loin encore, une série en noir et blanc, volée dans une salle de pause, laisse voir ses collègues croupiers profiter d’une pause clope. Des épisodes que l’on croirait mis en scène, qui tranchent avec la réalité dure d’un selfie au réveil, après une nuit de travail éreintante. Dans quelques clichés explicites, Hsia-Fei Chang se réapproprie son corps afin d’en dénoncer l’exploitation, une sorte de geste anarchique contre la désillusion du monde du travail.
Hsia-Fei Chang joue le jeu
Des 295 photos qui composent le projet New Life of a Woman, Hsia-Fei Chang a fait sa sélection sur mesure pour la Konschthal, qu’elle présente comme une longue bande d’images déroulée à hauteur d’yeux, épousant les angles de la pièce. À la série d’autoportraits à l’iPhone répondent d’autres versions d’elle-même, réalisées, elles, par les artistes de rue du quartier de Montmartre. En l’espace de quelques semaines seulement – les œuvres du projet Place du Tertre-Montmartre sont toutes datées du mois de mars 2006 –, Hsia-Fei Chang s’est fait tirer le portrait à 32 reprises. On relèvera ici et là de vagues traits similaires, mais on ne saurait reconnaître deux fois la même personne dans ces tableaux qui sont autant d’interprétations – plus ou moins stéréotypées – de son apparence réelle.
D’un autre côté, il est tout aussi impossible de relier le moindre portrait au crayon ou au fusain aux autoportraits photographiques que l’artiste a réalisés une quinzaine d’années plus tard, lorsqu’elle endosse au casino le rôle de la poupée nocturne. En réunissant sous son nom plusieurs travaux artistiques différant en format (photo, vidéo, installation, dessin) mais aussi en signature (les portraits de Montmartre, mais aussi son propre chat, Olana, qu’elle a fait empailler et qui pose à la Konschthal en gardien de l’exposition), Hsia-Fei Chang donne bien sûr une dimension ludique à cette exposition – l’idée de jeu étant symbolisée, au sol, par le même tapis que celui du casino qui l’a employée. Elle met au défi le spectateur de tirer des fils individualisant des groupes d’œuvres, aux dépens des disciplines et des époques. La jungle iconographique dévoilée à la Konschthal a bel et bien des airs de casse-tête…
La forêt de colonnes de Julia Cottin
À juste titre, l’artiste française Julia Cottin ayant elle aussi créé un jeu – présenté et vendu dans sa boîte, et dont on est libre d’inventer les règles – comme extension de son installation, Forêt de Juma. Dans la «Project Room» qui fait face à celle investie par Hsia-Fei Chang, l’artiste de 42 ans présente ce travail conçu au cours d’une résidence au Bridderhaus et réalisé spécifiquement pour l’espace de la Konschthal. On entre dans l’espace comme dans une véritable forêt. Point d’arbres à l’horizon, mais des colonnes.
Il y a, certes, celles en béton qui font partie de l’architecture originelle de la pièce, mais c’est à peine si on les remarque. Celles qui occupent le regard sont sculptées dans différents bois – chêne, noyer, charme, acacia, frêne… – et disposées de manière faussement aléatoire; en réalité, l’artiste a reproduit l’implantation d’une parcelle de forêt, dans l’Ellergronn, en prenant en compte la même surface que celle qui lui est dédiée dans l’espace d’exposition.
Forcée d’épouser le stéréotype de la femme asiatique jeune, belle et affriolante, Hsia-Fei Chang retourne le «je» à son avantage
Inspirée par les architectures romanes et byzantines, dont les colonnes sont l’élément symbolique, Julia Cottin recrée le geste antique par un effet de décomposition-recomposition, et en le transposant dans un matériau rudimentaire, plutôt associé à l’artisanat qu’à l’art contemporain. On retrouve, dans les formes comme dans les détails – l’artiste grave, selon le modèle choisi, les motifs correspondant au style de la colonne –, un mimétisme par rapport aux travaux architecturaux pris comme exemples.
La différence fondamentale est à trouver dans la fonction de l’objet : ici, le cadre artistique n’efface pas la valeur volontairement minimisée d’un objet qui apparaît comme un élément de chantier, tenu par des cales apparentes. L’accent est mis sur la fonctionnalité de l’objet, mais la nature composite des colonnes, dont chaque élément est taillé dans un bois différent, semble receler d’autres secrets. Comme chez Hsia-Fei Chang, quoiqu’avec d’évidentes différences, ce sont les arbres qui cachent la forêt…
Hsia-Fei Chang, «Les jeux sont faits. Rien ne va plus».
Julia Cottin, Forêt de Juma.
Jusqu’au 15 octobre.
Konschthal – Esch-sur-Alzette.