Projet ambitieux démarré il y a maintenant dix ans, «The Unmanned», de Fabien Giraud et Raphaël Siboni, prend au Casino sa forme finale, soit un assemblage de films, performances et sculptures, aux riches et complexes références.
C’est à 2012 que remontent les premiers échanges entre le Casino et le duo Giraud-Siboni, plutôt fructueux d’ailleurs. Une décennie d’efforts, de recherches, de remises en question et de «work in progress», caractérisée par trois expositions à Luxembourg et d’autres plus loin, fortifiant au passage le réseau de partenaires, et ce, jusqu’au Japon.
Un projet, il est vrai, d’ampleur : d’abord pour le musée qui, en s’entichant du tandem, a dû accepter d’avancer à vue, au gré des spéculations artistiques de ses protégés. Ces derniers, ensuite, qui s’y sont jetés à corps perdu, au point d’avoir quitté, il y a dix ans, leur galerie parisienne et remisé leurs anciens travaux au placard.
Une audace, une frénésie même, qui s’observe également dans la production, tous azimuts. Ainsi, «The Unmanned» (L’Inhabité), projet ultrafouillé aux multiples strates, s’articule, comme une série télévisée toute bête, sur trois saisons.
Au Casino aussi, l’histoire s’est déroulée en trois parties : d’abord avec une première exposition en 2014, soit une enfilade de pièces blanches aux rayonnements lumineux, et trois films qui posaient les deux artistes comme des férus de technologie et adeptes d’un cinéma «physique», agissant à rebrousse-poil.
Un Casino percé de part en part
Quatre ans plus tard, en 2018, après cette entame discrète et un brin protocolaire, le projet prenait ses aises et la forme d’une imposante fresque filmique («A History of Computation»), faite de huit vidéos qui se croisent et s’enchevêtrent. Autant de fictions traçant à rebours (de 2045 à 1542) l’histoire de l’informatique, de la machine et, par ruissellement, celle de l’homme.
Technologie, monnaie, nature et capitalisme dévorant restent des sujets de prédilection, que les deux artistes abordent dans de folles spéculations, mais toutes basées sur le réel, entre théories mathématiques, pensées philosophiques et références historiques. Une façon d’éclairer le passé et d’imaginer l’avenir, pour mieux réfléchir au présent.
Ce qui fait dire à Kevin Muhlen, directeur du Casino : «C’est en effet chargé! Mais on n’a pas besoin de tout savoir : il suffit d’avoir quelques éléments pour se construire sa propre mythologie et se projeter dans ces histoires.» Pour convaincre, celles-ci ne font pas dans l’économie de moyens, à travers une scénographie XXL comme rarement vue dans le musée, traversé même de part en part, du grenier au sous-sol (pour les besoins d’une caméra 360 °).
Dans une atmosphère «humide» et apocalyptique, Fabien Giraud et Raphaël Siboni, pour ainsi dire, bouclent la boucle et dévoilent en même temps les deux dernières saisons de leur série. Mieux qu’à Hollywood!
Filmer l’envers du capital (pour le dépasser)
Ainsi, la seconde («The Everted Capital»), avec prologue et épilogue, se compose de plusieurs films, dont deux performatifs d’une durée de 24 heures chacun, tournés au cœur d’un musée ami (le Museum of Old and New Art en Australie) ou à l’occasion d’une triennale internationale (Okayama Art Summit à Tokyo).
Ce qui les unit? Un côté glauque, des acteurs amateurs soliloquant sans repère chronologique et au milieu, l’idée chevillée au corps de filmer l’envers du capital (pour mieux le dépasser), qui est aussi une «fiction que l’on a inventé», intervient Fabien Giraud, autour de trois éléments fondateurs : «Il faut une nature, de la mort – de la finitude humaine pour avoir un désir infini – et le médium de l’accumulation qu’est l’argent», poursuit l’artiste.
Des œuvres qui jouent également au grand écart temporel (s’étalant sur plusieurs siècles), convoquent des esprits brillants (Sergueï Eisenstein, Georges Bataille…), s’amusent en érudit des langues et mettent en scène, pêle-mêle, une prise d’otages interminable, des immortels, des communistes en habits d’époque, une terre démantelée, des écosystèmes improbables, une femme et son nouveau-né, une intelligence artificielle, des espèces vivantes «monétisées»… Le tout dans des effets de caméras «tournoyants», plus ou moins maîtrisés.
Et comme avec le tandem, les choses ne doivent jamais être simples, des performances régulières au cœur du Casino accompagnent les vidéos. Mieux, elles s’y intègreront au fil du temps grâce à une technique dite «générative». Clou du spectacle, une conclusion insolite avec cette caméra descendant dans les entrailles du musée et à travers les différentes couches de l’histoire (le résultat sera montré à l’exposition en juin).
Des artefacts nés d’une intelligence artificielle
La troisième et dernière saison («The Form of Not») fait moins tourner la tête et, c’est vrai, allège ce tissage de références et théories pointues. Il y a d’abord cet immense volume, tout en verticalité, dans la grande salle du musée, sorte de cathédrale de plexiglas où s’entassent divers objets des précédents tournages (déchets, costumes, masques en sel, sculptures, formes générées par l’IA…).
Des «artefacts d’un monde qui n’a jamais existé», précise Fabien Giraud, comme en témoigne une dernière proposition, esthétiquement superbe. Une collection faite de lames dessinées par une intelligence artificielle, auquel on a soumis quelque 5 000 images issues du projet de l’archéologue britannique Augustus Pitt Rivers qui, s’inspirant de Charles Darwin, comptait proposer un tableau de l’évolution de productions humaines.
Le résultat? Un très bel assemblage de formes et de matériaux (os, goudron, terre cuite, charbon…), façonné avec brio par des artisans (dont on imagine facilement la difficulté de la tâche). Comme trop remué par ses incessants allers-retours entre passé et futur, Fabien Giraud conclut, dans un rappel définitif : «À la fin de la fin, l’important est de revenir au présent», certes transformé. Ulysse, le nourrisson du film, désormais âgé de quatre mois, est finalement un beau symbole de ce changement. Celui d’une réalité apaisée.
«The Everted Capital» (Katabasis)
Casino – Luxembourg.
Jusqu’au 4 septembre.