Un triptyque de Francis Bacon s’expose pour deux ans au MNAHA, grâce à un prêt réalisé dans le giron de la nouvelle place boursière Artex, qui vise à «démocratiser l’art».
Depuis lundi, le Nationalmusée um Fëschmaart (MNAHA) accueille sur ses murs une nouvelle œuvre, à la petite taille mais au prestige immense. Il faut bien le dire, voir le triptyque de Francis Bacon Three Studies for Portrait of George Dyer (1963) dans l’enceinte du musée fait l’effet d’un évènement inattendu et, somme toute, unique. Ce que son directeur, Michel Polfer, désamorce un tantinet : «Ce n’est pas la première fois que Bacon entre» au MNAHA, dit-il, rappelant que l’institution avait hébergé à l’occasion de l’année culturelle 1995 l’exposition «From London», qui regardait le travail de six peintres figuratifs appartenant à l’«École de Londres». Dont le plus fameux, Francis Bacon (1909-1992), avec six œuvres, parmi lesquelles Head VI (1949) et Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus (1981), emblématiques de son travail.
C’est plus de 90 % du marché de l’art qui est aux seules mains de Christie’s et Sotheby’s
De son vivant, Francis Bacon était l’un des artistes les plus cotés au monde; depuis sa mort, certaines de ses œuvres torturées ont fait des performances historiques aux enchères. C’est le cas du triptyque grand format Three Studies of Lucian Freud (1969), vendu 142 millions de dollars en 2013 (un record absolu à l’époque). En comparaison, la toute première œuvre dédiée à George Dyer, amant et muse du peintre, avait été acquise pour moins de 52 millions de dollars en 2017 par «un collectionneur qui souhaitait vendre le tableau dans le but de le rendre visible au public», détaille Fabian Svarnas, CEO d’Artex Services. Et d’observer que l’accrochage du triptyque à Luxembourg représente «la fin d’un cycle».
«Nouveau modèle»
Si Francis Bacon n’est pas une nouveauté pour le MNAHA, son exposition reste une curiosité à plus d’un titre. «Vu du musée, le prêt de cette œuvre», par le biais de la société Artex et fixé pour une durée de deux ans, «est unique», insiste Michel Polfer. D’abord, car Artex, une nouvelle place boursière pour l’art fondée en 2020, a fait de Three Studies for Portrait of George Dyer la première œuvre d’art de grand maître cotée en Bourse. Pour l’exposer pour la première fois depuis son acquisition, elle a «tout de suite pensé au Luxembourg», signale Fabian Svarnas, en premier lieu pour une raison simple : selon le modèle financier de la société, chaque œuvre introduite en Bourse le sera à travers sa propre société de droit luxembourgeois. Ainsi, le Bacon, qui a longtemps appartenu à l’écrivain Roald Dahl, est aujourd’hui légalement détenu par la SA Art Share 002, dont l’action est établie à 100 dollars (93,80 euros). Une façon de «démocratiser l’art», du point de vue tant de l’investissement que de l’accessibilité aux œuvres.
Le triptyque de Bacon au MNAHA passe donc tout à la fois pour un premier test, une solution d’accrochage rapide, simple et évidente, et l’espoir d’une future «collaboration à très long terme» entre Artex et le MNAHA, qui «inaugurent ensemble» un «nouveau modèle» dans le grand débat autour de la démocratisation de l’art. Généralement, lorsqu’un musée expose une œuvre prêtée (par un collectionneur privé ou un autre musée, par exemple), d’importants frais restent toujours à prévoir. Pour une institution publique telle que le MNAHA, le grand «avantage» du modèle développé chez Artex est que ce prêt «n’engendre aucun coût» : à titre d’exemple, Michel Polfer se félicite d’avoir économisé (et fait économiser «au contribuable luxembourgeois») environ 150 000 euros «rien qu’en assurance» dans le cadre de ce prêt. Fabian Svarnas assure qu’«Artex Services couvre toutes les dépenses liées au tableau : assurance, logistique, expertise…». De quoi stimuler le sens de la formule chez Ruud Priem, conservateur pour le volet Beaux-Arts du musée, qui résume l’affaire ainsi : «Pas de coûts supplémentaires, mais quelle valeur ajoutée!».
«Traverser la peau»
Autre curiosité : jusqu’en 2026, l’œuvre intègre la nouvelle exposition permanente au dernier étage du MNAHA, «Collections/Revelations». Celle-ci, ouverte en mars, met à l’honneur la collection d’art moderne et contemporain du musée. Pendant un temps, Bacon – qui ne rejoint pas pour autant la collection du musée – y côtoiera donc du beau monde : Picasso, Magritte, De Chirico, Soulages… Dans les faits, le triptyque est accroché dans la première salle de cette exposition thématique, dédiée aux portraits. Selon Fabian Svarnas, «le maître-mot, dans notre recherche initiale du musée qui allait montrer cette œuvre, était « dialogue »». Quelle meilleure place pour une œuvre si prestigieuse et intense, donc, qu’en face de la pièce maîtresse de «Collections/Revelations», soit le portrait du prince ghanéen William Nii Nortey Dowuona, peint par Franz von Matsch lors du zoo humain de Vienne en 1871?
Pas de coûts supplémentaires, mais quelle valeur ajoutée!
Avec Three Studies for Portrait of George Dyer, Francis Bacon «voulait transmettre toutes les émotions de cet amour naissant» et «la dynamique de leur relation», analyse Ruud Priem. L’artiste déforme son sujet pour toucher à son essence : une psyché tourmentée et l’expression d’une relation passionnée et tumultueuse, qui s’achèvera huit ans plus tard, en 1971, avec le suicide de Dyer à Paris, dans la chambre d’hôtel partagée par le couple. Pire qu’à fleur de peau, Francis Bacon «traverse la peau» du sujet comme il traverse la toile, sorte d’abysse ténébreux hanté par d’indéfectibles ombres. Pour la conservatrice Lis Hausemer, «il est intéressant de mettre en dialogue des œuvres historiques pour construire de nouveaux récits». Avec, d’un côté de la salle, un portrait renvoyant à l’héritage du colonialisme, de l’autre, l’évocation d’un amour interdit (l’homosexualité masculine n’ayant été décriminalisée qu’en 1967 au Royaume-Uni), les fils invisibles sont pour autant «évidents», dit Michel Polfer.
Quant à Artex, pas de doute que la société s’impose à l’avenir comme une «alternative» majeure dans un marché de l’art saturé par les grandes maisons de vente aux enchères : «C’est plus de 90 % du marché qui est aux seules mains de Christie’s et Sotheby’s», prévient Fabian Svarnas. Et le fait qu’un certain nombre de piliers de l’une ou l’autre maison ont désormais rejoint les rangs d’Artex veut bien dire qu’une petite révolution est en marche. Three Studies for Portrait of George Dyer n’est encore pour l’heure que sa seule œuvre cotée, mais la MTF («multilateral trading facility») ne manque ni d’initiatives ni d’occasions. «À terme, conclut Alain Mestat, responsable marketing et communication pour Artex Global Markets, on aimerait pouvoir introduire en Bourse une nouvelle œuvre de grand renom chaque mois.»