Essentiel à la photographie argentique, le minerai d’argent pourrait bientôt être épuisé. Sur cette base, Daphné Le Sergent prend à revers l’histoire et questionne les enjeux artistiques, économiques et écologiques de l’hypothèse. À voir au Casino.
Invitée sur France Culture, à l’occasion de son exposition au Jeu de Paume à Paris («Géopolitique de l’oubli», 2018), Daphné Le Sergent affirmait sur les ondes : «La question des origines et de la mémoire m’a toujours intéressée.» Un intérêt qui s’observe encore aujourd’hui au Casino, où l’artiste, 46 ans, est invitée à l’occasion du Mois européen de la photographie (voir ci-contre). En effet, avec elle, il faut dépasser le cadre du tableau, trompeur. Creuser au cœur du cliché, aller au-delà de la simple vue de paysages. Dans l’obscurité du musée, elle invite à «scruter» le moindre indice, à «fouiller», l’œil vif, pour débusquer le détail, comme un «orpailleur» tenant un tamis au-dessus d’une rivière.
Envisager la fin du minerai d’argent et poser son regard sur une photo argentique, cela pourrait-il être un regard porté sur sa propre finitude?
Car ici, la photographie n’est plus seulement image, mais surtout objet, envisagé à la mesure de sa matière première : l’argent, minerai qui pourrait bientôt être épuisé – certaines études estiment sa disparition pour la prochaine décennie. La production de films argentiques serait donc en sursis et, par ruissellement, la photographie traditionnelle qui, comme le rappelle Daphné Le Sergent, «fixe l’image par réaction chimique aux sels d’argent». Avec «Silvers Memories», elle construit alors un narratif hybride où la problématique met en relief des questionnements artistiques, historiques, économiques, écologiques. Dans une veine plus poétique, elle interroge également «la préciosité du regard et le désir des choses rares», comme le confirme le titre de certaines de ses œuvres.
Celles-ci, justement, sont réunies dans une chambre… noire. Sept photographies-dessins sur lesquelles on traque les traits rajoutés, comme autant de grains d’halogénure d’argent. Explications de l’artiste : «Si l’argent arrivait à disparaître, la mine de plomb pourrait prendre le relais.» D’où ces images «composites», ces «alliages de médiums» qui représentent différents paysages d’une beauté primitive. Derrière la démarche, Daphné Le Sergent y voit aussi un jeu d’éloignement : «Soit on reste distant et on apprécie l’image dans son esthétisme magique. Soit on s’y plonge et on remarque que les formes sont diluées par le travail de la main.» Une application à la tâche et un geste physique qui, selon elle, engage parallèlement une réflexion sur «l’effort de l’exploration pour extraire ce minerai».
Dans le même ordre d’idées, la vidéo associée qui court sur une vingtaine de minutes (L’image extractive) retrace l’histoire de la photographie selon une perspective économique et géopolitique liée justement à la fabrication de ce métal, aux multiples usages (outre les bijoux et pièces de monnaie, on le retrouve dans les composants électroniques, les antiseptiques, les panneaux solaires…). Daphné Le Sergent remonte alors sans retenue le temps, bien plus loin que le XIXe siècle en Europe, où s’inscrit la naissance de la photographie. S’appuyant, comme elle le précise, sur des «faits et documents réels», ce récit «alternatif» débute en effet avec la découverte des Amériques et le trésor de l’Eldorado. Il croise ensuite, autour de la soif de tout ce qui brille, la colonisation, la surexploitation minière des ressources (notamment au Mexique et en Bolivie), l’étalon-or, les spéculations boursières, la Révolution industrielle, La Chambre claire de Roland Barthes, le «Data Mining»… Une compilation de «beaucoup de choses» – faite d’images d’archives et soulignée en voix-off – qui s’apparente, selon son auteure elle-même, à un «essai vidéographique».
Commissaire de l’exposition, Paul Di Felice aurait dit de Daphné Le Sergent qu’elle «repense la photographie». Jamais avare de le démontrer, l’artiste achève son argumentaire, «poétique et engagé», avec deux faux daguerréotypes, l’un étant, non pas argenté, mais doré! Là encore, une précision s’impose : «Hercule Florence, artiste-dessinateur de Monaco, a réussi à créer une photo avec du chlorure d’or, raconte-t-elle. Bon, les images obtenues étaient bleues, mais c’était possible!» Toutefois, comme l’inventeur, isolé au Brésil, n’avait «ni les infrastructures ni le réseau de diffusion que Daguerre avait», la découverte a totalement été «frappée d’invisibilité». Oui, l’histoire est moqueuse, mais Daphné Le Sergent est là pour la recadrer.
Grégory Cimatti
«Silver Memories», Casino – Luxembourg.
Jusqu’au 6 juin.
Dans le cadre du Mois européen de la photographie.
Mois européen de la photographie
Cette année, la huitième édition du Mois européen de la photographie est placée sous le thème «Rethinking Nature/Rethinking Landscape». Au Luxembourg, pas moins de 26 expositions seront organisées – «un record», explique-t-on sur le site dédié. Mais du fait du Covid-19, il faudra sûrement s’armer de patience pour toutes les voir. «L’organisation est complexe», confie Paul Di Felice, codirecteur de l’évènement. Ainsi, si le Casino, avec Daphné Le Sergent, fait office de préambule, la majorité d’entre elles commenceront «fin avril, début mai» et pourront même s’étaler «jusqu’en octobre». Un allongement qui fait dire au responsable : «Cette année, ce sera les mois de la photographie!»
G. C.