Durant plus de dix ans, le photographe luxembourgeois Armand Quetsch a sillonné l’Europe. Au CNA, ses œuvres retracent cette pérégrination contemplative et engagée, révélatrice, parfois, du malaise actuel.
De l’Allemagne à l’Autriche, en passant par le Liechtenstein, la Grèce, l’Albanie, la région des Balkans, mais également l’Italie, la France et le Luxembourg,l’artiste est parti à la rencontre d’endroits emblématiques, de zones de conflits, de monuments et autres indices, symboles et décors, afin de questionner la notion de territoire,la mémoire du paysage et le médium photographique lui-même.
« La question du territoire m’a toujours accompagné… » Grand gaillard de 36 ans, le photographe Armand Quetsch a toujours eu cette obsession du paysage, des zones géographiques, de ce qui les anime, les fait vivre, exister. « Qu’est-ce qui forme l’identité et en quoi un habitant s’y reconnaît? », précise-t-il en se baladant, d’un pas alerte, dans l’exposition «Dystopian circles/fragments… all along», le même qui l’a porté pendant de nombreuses années sur les routes européennes, de Bruxelles à Lampedusa.
Combien de pays aura-t-il traversés? Ça, le photographe ne s’en souvient pas. Et même ses photos ne lui remettent pas la mémoire en place, sachant que certaines contrées (Écosse, Portugal, Espagne…) qu’il a visitées ne figurent plus dans ses choix finaux. Son but? « Montrer des choses que l’on ne connaît pas déjà. Sinon, ça ne sert à rien! », explique-t-il, sans pour autant que cette philosophie l’amène à forcer le regard, qu’il veut « alternatif ». Son œuvre correspond à cette vision de biais : documentaire et abstraite, engagée et contemplative, personnelle et universelle.
Après avoir questionné la conception de la photographie dans la série «Nickla» (2008) et la mémoire familiale avec «ephemera» (2012), l’artiste s’était donné comme mission de travailler sur le sort des réfugiés, notamment vers les rivages de la côte italienne, devenue synonyme de point d’entrée pour les réfugiés et immigrés clandestins à bord d’embarcations de fortune. Mais quand on a l’œil qui traîne un peu partout, à la recherche d’un détail, symbolique ou non, il y a de quoi se perdre. Ce qu’a fait Armand Quetsch, de l’Allemagne à l’Autriche, en passant par la Grèce, l’Albanie, la région des Balkans, la France, le Luxembourg (une image au cœur de la Cour de justice de l’Union européenne témoigne de sa venue)…
«La langue change, pas les attentes»
Un « privilégié », dit-il – « car bouger, ça coûte de l’argent et tout le monde ne peut pas se le permettre » – qui a pu se faire une idée du Vieux Continent, dont le sens même est aujourd’hui dangereusement remis en cause. « J’en garde une vision profondément positive , lâche-t-il, sans la moindre hésitation. Humainement, que l’on vienne d’un endroit ou un autre, on est tous tellement proches! L’aspiration est la même, en effet, pour une grande majorité de gens : être tranquille, libre, en paix, faire vivre les siens… La langue change, pas les besoins ni les attentes. »
Pourtant, sur ses clichés, aucune présence humaine, et quelques coups de projecteur sur la tension et le malaise de l’époque. D’ailleurs, au centre du Display01, une grande bâche évoque le calme, tout relatif, des eaux de Lampedusa. En prenant volontairement « le chemin inverse de la route migratoire, du centre de l’Europe vers le Sud », le photographe, sur son passage, va saisir subtilement quelques figures fortes, et ce sans jamais s’appesantir, car, selon lui, « le déplacement est plus important que l’image, qui reste l’aboutissement du trajet ».
Au gré de ses déambulations, il immortalise « les crises, financières et humaines ». Ici, le port du Pirée, « vendu à un armateur chinois et qui se trouve dans une situation compliquée ». Là, une affiche représentant un cheval blanc à Tirana, capitale de l’Albanie, « un magnifique pays complètement oublié ». Plus loin, la Banque de Grèce avec « des traces de skates sur le marbre » de l’escalier, ou la façade d’un musée de Sarajevo, fermé lors de la crise, et sur laquelle on peut lire une banderole revendicatrice : «Pas de musée, pas de culture, pas de moral…»
«C’est au public de prendre position»
« Je me rappelle avoir rencontré une personne, lors de cette photo, qui m’a dit : « On a plus de 100 ministres en Bosnie. Ils ont tous eu une nouvelle Mercedes, alors que, parallèlement, un musée ferme. C’est honteux. » » D’autres de ses œuvres sont moins «mordantes», à l’instar de la confrontation de deux images (une grotte et des antennes paraboliques) qui revisite l’allégorie de la caverne de Platon, ou encore de ce Michael Jordan en train de se dissoudre au contact de la lumière.
Comme dans une habitude, Armand Quetsch poursuit son étude du médium même, interrogeant le lien entre la réalité de l’image photographiée et le leurre narratif. Ainsi, dès l’entrée, l’imposant cliché d’un appareil – qui est en fait celui de l’office de tourisme de Rimini (Italie) –, ce diptyque, avec un sujet photographié sous deux angles différents, ou encore le parc de la mini-Europe, à Bruxelles, opposé au stade du Heisel et au quartier d’Anderlecht, rappellent ainsi que le photographe est un joueur – « Le public n’aura jamais la même vue que lui » – et qu’il faut se méfier de ce que l’on voit.
Ainsi, à travers un riche répertoire visuel, il offre une expérience immersive, faite de multiples strates, dans un jeu de correspondances et de confrontations : un puzzle onirique avec lequel le visiteur devra « composer sa propre histoire ». « Ce n’est plus à moi de prendre position, mais à lui .» Seul indice laissé par Armand Quetsch : le texte « d’un ami » et les paroles de L’Europe , longue chanson signée Noir Désir et Brigitte Fontaine, idéale pour accompagner le photographe, contemplant le monde du haut de la falaise…
Grégory Cimatti
CNA (Display01 & 02) – Dudelange. Jusqu’au 14 mai.