Avec l’exposition «While You Sleep» qui investit la galerie Zidoun-Bossuyt jusqu’au 13 mars, Martine Feipel et Jean Bechameil proposent de repenser notre présent à travers le regard fantasmé qu’ils portent sur la nature.
De la rencontre, en 2008, entre la Luxembourgeoise Martine Feipel et le Français Jean Bechameil est né l’un des duos d’artistes les plus intéressants de l’art contemporain. Et, au Luxembourg, assurément le plus reconnu, très présent sur la scène internationale, en particulier depuis 2011 et sa présence à la Biennale de Venise, où le duo portait les couleurs du Grand-Duché. Après une exposition monographique en 2017 au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain et moins d’un an après sa dernière exposition, «Automatic Revolution», à la HAB Galerie de Nantes, le duo investit la galerie Zidoun-Bossuyt avec «While You Sleep» ou une sélection d’œuvres réalisées en 2020, jusqu’au début de l’année 2021, et qui questionnent l’espace, le temps, la logique, la mémoire, l’absence ou encore la fonctionnalité.
Autant de portes d’entrée à une réflexion très contemporaine sur le monde d’après le Covid, avec un dénominateur commun : la nature et, par extension, l’appréhension par l’humain du monde qui l’entoure, proche, réel et palpable, mais rendu inaccessible à la fois par le confinement et la détérioration de l’environnement. C’est par téléphone et depuis leur atelier de Bruxelles, où ils vivent et travaillent, que les artistes se prêtent au jeu de l’interview. Ou plutôt : Martine Feipel livre sans détour ses réflexions sur la situation actuelle et leurs dernières œuvres, tandis que Jean Bechameil, en retrait, reste à l’écoute. Et s’il n’intervient pas, c’est qu’elle maîtrise leur discours sur le bout des doigts.
L’exposition « While You Sleep » rassemble des œuvres réalisées depuis le premier confinement. Comment vous est venue l’idée de les rassembler ici ?
Martine Feipel : Ça fait un petit moment qu’on pense à cette exposition, même si les œuvres ont été réalisées ces derniers mois, la plupart en 2020. Dans notre travail, on se positionne toujours dans un rapport à l’environnement, à l’espace, à la technologie… Il faut décélérer ce monde; avec la crise sanitaire et l’enfermement, on a tous pu faire une réflexion sur le monde, qui est constamment dans l’expansion, l’accélération. On a voulu faire une sorte d’introspection, une envie de se recentrer sur des choses essentielles autour de nous, moins superficielles. Et une envie aussi de penser à l’autre, à la nature. D’où le titre, « While You Sleep » : le monde entier est au ralenti, à moitié endormi, mais, de manière plus intime, c’est aussi le regard d’une mère sur son enfant, ou celui d’une personne dans un couple. Il y a cette idée de faire attention à ceux qui nous sont proches.
« While You Sleep », c’est aussi cette sensation de rêve qui habite vos œuvres. Dans une période cannibalisée par le concret et les chiffres qui tombent tous les jours, pensez-vous que l’imaginaire se perd ?
On a tellement été enfermés dans un climat catastrophique qu’on a besoin de s’évader vers des choses qui nous enchantent, qui nous émerveillent. Nous, ça nous a donné l’envie de rêver encore plus. Dans ce travail, comme dans la pièce While You Sleep, il y a un regard fantasmé sur la nature. On essaie de transporter le spectateur ailleurs. Et en même temps, on utilise des formes qui sont les nôtres, simplistes, purifiées, assez brutes aussi, avec une ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif… Il y a des formes primitives, presque violentes. C’est quelque chose de très physique. On se tourne plutôt vers des matériaux naturels, comme la céramique, pour laquelle on garde des parties brutes et d’autres pas; ça donne un contraste entre des couleurs émaillées, très colorées, et cette matière brute à l’état naturel.
À propos de la céramique, la série Shelter est impressionnante : vous avez créé des nids d’oiseaux qui ressemblent plutôt à des masques, mais déformés. On ne sait pas vraiment quelle forme ont les visages qui seraient derrière…
C’est vrai ! Ils ont une forme en partie architecturale, en partie organique, mais en fin de compte, ce sont comme de petits personnages étranges. C’est un travail en lien avec des œuvres qu’on a réalisées avant, comme Les Brutalistes, (NDLR : deux sculptures géantes abritant des fours à pain et à pizza, inaugurées à Nantes à l’été 2020), ou le projet qu’on avait proposé pour le Prix COAL, où l’on avait eu le Prix spécial du jury, et qui s’appelait « Cités d’urgence ». Avec ce travail autour de formes géométriques qui partent dans tous les sens, on essaie toujours de rester dans les limites de quelque chose de reconnaissable. Ça évoque plus que ça ne représente, mais c’est assez joyeux. Chaque œuvre est comme une petite sculpture mais elle a aussi une fonctionnalité : si c’est accroché dehors, ça peut être un nichoir pour oiseaux. On a adoré faire ces objets.
Je suppose que toutes les périodes sont inspirantes, d’une manière ou d’une autre, mais il est clair que ce qui se passe aujourd’hui nous influence
Une autre œuvre fonctionnelle est Blue Beat, ce « ghetto blaster » dont une partie, découpée, tourne sur elle-même grâce à un moteur. Le message est clair : il y a l’idée d’une révolution derrière cela…
Blue Beat fait partie des œuvres que l’on a faites antérieurement et que l’on a voulu reprendre. On a fait tout un travail sur ces symboles de la modernité, mais cet objet en particulier, c’est un symbole des années 1980 et des révoltes dans les quartiers défavorisés new-yorkais. C’était une appropriation de la culture par les jeunes, qui l’ont créée à leur tour et à leur manière. On a récupéré cet objet que l’on a moulé et dans lequel on a inséré un moteur robotique, chose que l’on a aussi beaucoup utilisée dans notre travail ces dernières années, pour lui donner un mouvement en continu à travers un programme. Nous, on s’est approprié cette technologie industrielle dans un geste de prise de pouvoir sur une technologie qui, habituellement, est destinée à l’industrie et non aux gens.
La robotique habite votre travail depuis quelques années. Comment vous y êtes-vous intéressés ?
On a été fascinés par cette technologie. Jean, qui est très curieux, a toujours eu une fascination pour ces choses-là et leur fonctionnement. On voulait s’approprier cette technologie un peu sauvagement, pour faire complètement autre chose que ce à quoi elle est normalement destinée. Jean s’est beaucoup renseigné, il a regardé des tutoriels, puis on a commencé à acheter des robots sur internet, sans savoir du tout comment s’en servir. Au final, on s’est retrouvés avec plusieurs robots à l’atelier et il nous fallait vraiment savoir comment ça marchait ! On a eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un pour nous aider, puis on est tombés sur cette petite entreprise aux Pays-Bas. Au début, ils trouvaient bizarre que l’on ait toutes ces machines, et les Japonais qui les fabriquaient trouvaient ça encore plus louche! Tout ça, c’était pour un projet qu’on a fait à Belval, « Public Art Experience ». Les Néerlandais étaient curieux et ils nous ont aidés à mettre les premiers robots en route, puis ils nous ont montré comment les programmer et comment s’en servir. C’est aussi grâce à la virtuosité et à la persévérance de Jean que l’on a fini par aller jusqu’au bout. Aujourd’hui, on arrive à s’en servir entièrement nous-mêmes.
Puis on a ensuite utilisé ces robots pour l’exposition « Automatic Revolution », où les moteurs donnaient non seulement un mouvement, mais aussi un son, une lumière, et tout était interconnecté sur un système encore une fois industriel, qui fait habituellement tourner des usines, des carrefours ou les lumières d’un immeuble. On avait envie de s’approprier cette technologie pour faire quelque chose de poétique et d’artistique, en opposition au purement fonctionnel.
Si la situation actuelle vous a donné l’envie de faire les œuvres qui constituent l’exposition « While You Sleep », vous a-t-elle donné l’envie de poursuivre cette réflexion très actuelle sur d’autres sujets que la nature ?
Oui, complètement. Je suppose que toutes les périodes sont inspirantes, d’une manière ou d’une autre, mais il est clair que ce qui se passe aujourd’hui nous influence. C’est une période qui donne envie de repenser les choses, d’interroger nos modes de vie et, en tant qu’artistes, de questionner notre fonctionnement et nos pratiques. Ça nous pousse à aller au-delà de nos limites : aujourd’hui, on a très envie de faire des projets qui incluraient d’autres gens, pour créer une sorte de célébration artistique, même s’il est difficile de l’envisager. Pour Les Brutalistes, l’idée n’était pas juste de faire une œuvre mais aussi de créer un rassemblement de personnes, comme un espace de cohabitation, de voisinage, de sociabilité et de célébration. C’était l’occasion de créer un moment chaleureux. Pour nous, c’était très important. Malheureusement, on n’a pas pu l’inaugurer.
Notre monde est de plus en plus solitaire, les gens sont toujours plus à l’écart les uns des autres, toujours plus isolés. Cette crise va laisser des marques sur ça aussi. Notre travail a toujours été très physique, tactile, avec une volonté de l’expérience, et pas seulement de la réflexion intellectuelle. Une expérience qui a vocation à devenir du partage.
Avec ce travail très physique, et des techniques comme la robotique, la matérialité de l’œuvre est essentielle chez vous. Quelle est votre position sur le numérique, dont la pandémie a accéléré l’invitation dans l’art ?
Je comprends que l’on utilise le digital : les institutions veulent garder un lien avec leur public et offrir quelque chose. Ça permet aussi aux artistes de continuer de créer, d’exercer leur métier, d’exister, simplement. Mais ce ne sera jamais une expérience, pas comme celle que l’on peut faire quand on va voir une exposition en vrai. Même dans les vidéos les mieux réalisées, on ne ressent rien de ce que l’on peut ressentir devant l’œuvre en vrai, ou devant une pièce de théâtre. On est des humains, on a besoin du contact, du toucher, de l’odeur; ce sont des choses que l’on prend aussi en compte quand on fait nos expositions, nos scénographies. Ce n’est pas anodin, toutes ces choses participent à une œuvre. Le numérique n’est pas du tout satisfaisant comme remplacement.
Valentin Maniglia
«While You Sleep», jusqu’au 13 mars. Galerie Zidoun-Bossuyt – Luxembourg.