Après une édition annulée en 2020, le Kufa’s Urban Art Esch met les bouchées doubles pour sa 7e édition, qui aura lieu jusqu’en juillet, pour répondre déjà aux nouveaux objectifs du plan de développement de l’institution eschoise.
Programmateur du Kufa’s Urban Art Esch, Fred Entringer définit l’événement comme un «projet solide, fédérateur et à ciel ouvert». La phrase semble anodine, mais c’est bien sûr le troisième qualificatif qui a son importance aujourd’hui. L’édition précédente ayant été annulée pour cause de pandémie, l’art urbain avait perdu la liberté qu’il symbolise, interdit d’investir les rues quand les artistes, eux, étaient confinés chez eux. Pour conjurer le sort, les artistes programmés en 2020 ont été invités à revenir partager leur art en 2021, alors que la plupart des musées et galeries en Europe sont encore fermés. Le parti pris est clair : la future capitale européenne de la Culture veut montrer l’exemple. Mieux, elle veut être à l’avant-poste. Car dans un contexte sanitaire qui continue d’avoir des répercussions sur le monde de la culture, le Kufa’s Urban Art Esch a la «nécessité plus que jamais d’apporter l’art dans l’espace public», affirmait mercredi Christian Weis, échevin de la ville à la Jeunesse, lors de la conférence de presse de l’évènement. Et de souligner : «À Esch, on ne ferme pas notre galerie : elle est ouverte à la visite tout le temps, à l’air libre.»
Pour s’éloigner de l’habituelle fresque et se rapprocher des nombreuses interprétations de la notion d’«art urbain», la manifestation prend de l’ampleur cette année avec un programme copieux, qui ajoute au parcours des œuvres des rencontres, des visites guidées ou encore des projets participatifs. Pour le plus grand plaisir du public, bien sûr, mais Christian Weis signale que cette initiative a aussi pour but de «rendre tangibles et visibles les grandes lignes du plan de développement de la Kulturfabrik» présenté la semaine dernière. Avec, comme première intention, de repenser le projet artistique et culturel du lieu, impliquant de faire de la Kufa un véritable lieu de création et de vie. «La ville (d’Esch) change et grandit vite», prévient René Penning, directeur de l’établissement. Et en voulant «participer au développement de l’image de la ville et de la Grande Région», l’évènement phare qui résulte de la collaboration entre la Kulturfabrik et la ville d’Esch, le Kufa’s Urban Art Esch, veut «aller plus loin» cette année.
Le Luxembourg à l’honneur
Le programme, donc, est très riche, même étalé sur plusieurs mois, puisque l’évènement fêtera sa clôture avec une grande «Braderie urbaine», le 3 juillet, avec un marché des créateurs, des concerts et ateliers… et même un roller disco pour finir la fête sur une touche «vintage» ! Mais une grande ligne directrice semble régir le projet, celle de «mettre en lumière les talents de notre territoire», indique René Penning. Une septième édition aux couleurs du Luxembourg, donc ? Oui et non. Le lien avec l’international n’est pas perdu, mais la manifestation s’est construit, depuis sa création en 2014, une aura qui brille à l’étranger, assez fort pour pouvoir se faire la vitrine des talents locaux. En franchissant deux frontières : celles géographiques, avec des collaborations européennes et internationales, et celles de l’art mural, en s’ouvrant à d’autres domaines comme l’architecture et le design. Le thème d’Esch 2022 étant «Remix», on peut s’attendre déjà à un avant-goût de la chose…
S’agit-il de redéfinir le rôle de l’artiste ? Plutôt de remettre en question celui de l’œuvre. À l’heure du boom de l’art numérique et du NFT, le Kufa’s Urban Art Esch réinvestit l’espace public avec des projets résolument contemporains, certains même futuristes. Les expressions employées pour définir les projets semblent bien loin du graffiti comme geste politique et son esprit de revendication : «installation lumineuse», «interventions vertes»… Et si cette édition semble définitivement tournée vers le réaménagement du territoire et la transformation de l’espace urbain, que l’on ne se trompe pas : il n’est pas question ici de «l’art pour l’art». Le mélange des disciplines, des techniques et des horizons d’où proviennent les artistes promettent une nouvelle édition qui a beaucoup à offrir, interrogeant à la fois l’art et l’urbanisme à travers plusieurs prismes qui font écho à nos questions de société : l’écologie, le féminisme, l’humain…
«Habiller la ville»
De Belval au Galgenberg, du Brill à Lallange, le changement va être radical aux quatre coins d’Esch. À commencer par la gare et la gare routière, aujourd’hui transformées par les pointures espagnoles du collectif Boa Mistura pour une fresque «artistique et végétale», annonce Fred Entringer. Et avec la manière : c’est le mur du quai, long de 200 m, qui est entièrement revêtu de couleurs et de plantes. «On adore écrire des choses sur les murs, jouer avec la typographie, les couleurs… C’est notre façon d’habiller la ville», indique Pablo, l’un des cinq membres du collectif basé à Madrid et qui fête cette année ses 20 ans d’existence. Visible dès maintenant et jusqu’à dimanche, la fresque, inspirée d’un vers du poète luxembourgeois Jean Portante («Vers la terre de pourquoi»), intègre de la végétation, l’initiative du CIGL Esch, qui réalise l’œuvre en collaboration avec Boa Mistura. «Trois personnes du CIGL sont venues et sont devenues peintres avec nous», s’est réjoui l’artiste madrilène. «Cela nous a permis de créer ensemble, de faire des connexions et de lier réellement notre travail à la ville d’Esch.»
Dès la semaine prochaine, et jusqu’à fin juin, de nouvelles œuvres investiront les rues de la ville et ses bâtiments. L’illustratrice Irina Moon remettra l’accent à la fois sur l’eau qui coule sous la rue de l’Alzette et les bâtiments qui s’y dressent avec des illustrations au sol comme un reflet des bâtiments (une installation agrémentée d’une «application de réalité augmentée», informe Fred Entringer, à voir du 9 au 30 mai). Au Galgenberg, Lisa Junius habillera les kiosques avec de très jolies fresques qui mettront en avant la femme (du 10 au 13 mai). La designer Julie Conrad, elle, «sort de sa zone de confort» en réinventant la station de vélo place de la Résistance, aux couleurs pop et à l’effigie de la ville (du 31 mai au 6 juin). Steve Gerges, lui, installera une sculpture lumineuse, interactive et connectée dans le tunnel Diswee, à l’aide de néons qui changent de couleur à chaque nouvelle photo qui sera postée sur le compte Instagram @icicestesch (du 14 au 20 juin).
Tout cela et plus encore s’offrira dans les prochaines semaines au public et aux passants de la ville d’Esch-sur-Alzette. Onze œuvres, c’est le «plus grand nombre d’interventions artistiques» pour une édition de l’évènement, dit Fred Entringer. C’est aussi la preuve flagrante qu’Esch est une ville guidée par la créativité et l’engagement, l’émancipation et la liberté d’expression. Pour ceux qui veulent déjà tester un début de visite virtuelle, le Kufa’s Urban Art Esch vient d’inaugurer son nouveau site internet avec une carte interactive, et la ville est désormais intégrée dans la plateforme Street Art Cities, qui met en valeur son art urbain. Pour ceux qui préfèrent attendre de voir les œuvres en vrai : n’oubliez pas vos rollers.
Valentin Maniglia
Renseignements sur kufasurbanartesch.lu
À l’impossible nul n’est tenu
Désormais, le Kufa’s Urban Art Esch est organisé par la Kulturfabrik et la ville d’Esch. Lors de la présentation du plan de développement 2021-2025 de la Kufa, la semaine dernière, l’échevin à la Culture, Pim Knaff, a noté qu’il y avait «beaucoup de parallèles entre la stratégie de la ville et celle de la Kulturfabrik». Les deux, bien sûr, veulent unir leurs forces plus que jamais. L’implantation de Kultur:LX à Esch et l’arrivée de nouveaux lieux de culture – la Konschthal, l’Ariston – impliquent que la Kufa comme la ville devront être des soutiens indéfectibles, mieux, des forces motrices pour qu’Esch-sur-Alzette s’affirme définitivement comme une ville de culture, et ce, bien après 2022. Pim Knaff anticipe d’ailleurs qu’on lui cherche des poux : si le lien entre la Kufa et la ville sont renforcés, «en aucun cas les budgets des autres structures ne seront baissés», rassure-t-il. Voilà qui est clair.
«Esch 2022 n’est pas une fin en soi mais un outil», affirme l’échevin à la Culture. Un outil qui aidera la ville à s’enrichir et se développer culturellement. Comme le plan de développement de la Kufa, en quelque sorte, l’ancien squat étant devenu le centre névralgique de la vie culturelle eschoise, avec ses nombreux festivals (Kufa’s Urban Art, Out of the Crowd, FlamencoFestival…) et manifestations culturelles en tout genre, de la musique au cinéma, en passant par la danse ou encore la littérature. «Notre ADN, c’est la passion», exultait Nathalie Ronvaux, assistante de direction à la Kulturfabrik et chargée d’Esch 2022. Une passion dévorante et évidente qui, au fil du temps, a peut-être pris trop de place, selon René Penning.
Articulé autour de trois axes – «repenser et définir le projet artistique et culturel», «repenser la place des publics» et «renforcer l’institution à long terme» – ce plan de développement a été en cours d’élaboration pendant deux ans. À l’arrivée, ce ne sont pas moins de quarante actions qui veulent être mises en œuvre, et 250 tâches pour les réaliser. Si vous pensez que c’est énorme, Nathalie Ronvaux informait que c’était un travail «évolutif : chaque mois, chaque année, s’ajoutent de nouvelles tâches». Mais l’ambition de la Kufa est massive, et si René Penning lui-même reconnaît que quatre ans, c’est trop peu pour redéfinir aussi fortement le lieu, avec, en plus des limites de temps, un impact financier certain, il est clair que la réflexion sur le futur du lieu doit commencer dès maintenant, 2022 arrivant à grands pas. On sait qu’à l’impossible, nul n’est tenu, mais ce serait sous-estimer la détermination de la Kufa, cette microsociété «ouverte et imaginative» par excellence. À elle, maintenant, de faire mentir le proverbe.
V. M.