Une histoire d’amour, de mort et de liberté : avec Plus que jamais, en salles demain, la cinéaste Emily Atef livre son film «le plus personnel», porté par Vicky Krieps et Gaspard Ulliel, dont ce fut l’un des tout derniers rôles.
Emily Atef était en train de finaliser le montage de Plus que jamais lorsque, le 19 janvier 2022, Gaspard Ulliel, qui y partage l’affiche avec Vicky Krieps, a perdu la vie dans un accident de ski. Lorsque le film a été projeté dans la sélection Un certain regard du festival de Cannes, au mois de mai de la même année, c’est une salle Debussy complète qui s’est émue devant la scène finale où Matthieu accepte la dernière requête d’Hélène, de vivre ses derniers jours seule dans la nature.
Cette séquence, Emily Atef «l’avait montée très tôt» en post-production. «C’était un moment tellement important du film, et pas évident à monter : cette séparation est très dure, mais je ne voulais surtout pas qu’elle soit triste. C’est une fin émancipatrice», explique-t-elle. À l’annonce de la nouvelle «tragique et choquante», survenue alors que, le jour même, Emily Atef avait eu un dernier échange de SMS avec l’acteur, «on a bien sûr pensé à ce dénouement, où c’est lui qui part et elle qui meurt».
Dans cette coproduction luxembourgeoise (Samsa) qui sortira demain dans les salles du Grand-Duché, Hélène (Vicky Krieps) est atteinte d’une maladie pulmonaire incurable. Avec Matthieu (Gaspard Ulliel), elle forme un couple extrêmement soudé et amoureux, mais les conséquences de la maladie la confrontent à une décision existentielle.
gacée par l’incompréhension de son entourage, là où l’amour se transforme en pitié, Hélène décide de quitter Bordeaux pour la Norvège. Seule au milieu d’une nature écrasante dominée par les fjords, elle est venue chercher la paix et éprouver la force de leur amour.
Les vivants et les mourants
Ce cinquième long métrage est aussi «le plus personnel» de son auteure, et représente douze ans de sa vie. Rencontrée à Luxembourg alors qu’elle était de passage, début juin, pour le présenter en avant-première, Emily Atef remonte le temps : «En 2010 m’est venue l’idée du noyau de l’histoire. Depuis le début, je voulais que mon personnage parte en Norvège – j’y ai fait moi-même un voyage très formateur lorsque j’avais 25 ans – et que ce soit là mon premier film français. J’ai commencé à travailler sur le film en 2011, puis j’ai trouvé un coscénariste (NDLR : Lars Hubrich) en 2012. Même si j’espérais, au début, que le projet soit fini deux ans plus tard, je me suis rendu compte qu’il me fallait du temps pour le faire grandir.»
Dans l’entretemps, la réalisatrice a dirigé deux films, plusieurs téléfilms et des épisodes de séries télé, dont deux de la géniale série d’espionnage britannique Killing Eve. Mais toujours en revenant à ce projet de l’intime. Pour que le projet prenne une forme plus aboutie, «il a fallu que je traverse des épreuves dans ma vie», confie-t-elle.
«J’ai perdu ma mère, dont j’étais très proche, après une longue maladie. Avec elle, j’ai vu comment les vivants réagissaient face à la mort, et j’ai été témoin de cette violence incroyable que l’on exerce sur les malades en disant que c’est de l’amour. « Qu’est-ce que tu veux? » : cette question, on ne la pose jamais à un malade. C’est pourtant la moindre des choses, mais on ne s’imagine pas demander cela. Surtout, on ne veut pas connaître la réponse.» «J’ai la conviction profonde que l’on naît seul et que l’on meurt seul, et que chaque être humain a le droit de choisir comment il veut vivre, surtout ses derniers instants», poursuit la cinéaste.
En Norvège, Hélène loge chez Bent (Bjørn Floberg), unique survivant d’une tragédie et lui aussi malade incurable. «Bent est un passeur» : lui a échappé aux déchirements familiaux et émotionnels conséquents à sa condition en se retirant du monde et en documentant de façon poétique, sur son blog, sa vie de malade, avec un regard cynique.
«Hélène est incomprise par les gens qui lui sont proches. Bien sûr qu’elle veut vivre! Mais elle veut vivre comme elle l’entend. Bent, lui, comprend ce qu’elle traverse. Il ne la traite pas en malade et respecte ses choix. Pour elle, c’est comme un grand bol d’air frais : il lui permet de vivre!» C’est à ce personnage qu’Emily Atef fait dire la phrase centrale du film, qui aura beaucoup de valeur pour Hélène : «Les vivants ne peuvent pas comprendre les mourants.»
Se découvrir en voyage
On peut voir dans Plus que jamais un prolongement des thèmes du précédent long métrage de la réalisatrice, Trois jours à Quiberon (2018), qui fictionnalisait la dernière longue interview de Romy Schneider, un an avant sa mort, avec le photojournaliste allemand Robert Lebeck : la maladie, l’émancipation d’une femme pour se comprendre elle-même, et la création d’une relation intime entre un homme et une femme qui soit au-delà de l’amitié et de l’amour, à l’image du lien qui unit Hélène et Bent. Emily Atef :
«Toutes mes histoires de cinéma parlent d’une crise existentielle dans la vie d’une femme, de nationalité et d’âge différents à chaque fois, qui se termine toujours par le fait qu’elle sort de son trou et voit la lumière.» Mais Trois jours à Quiberon, nuance-t-elle, lui a «appris énormément» et a «beaucoup influencé» la cinéaste qu’elle est aujourd’hui. Et remarque : «Même Vicky faisait déjà une apparition dans ce film!»
La quête d’Hélène est celle d’une forme de liberté. La maladie qui bloque sa respiration fait office de métaphore pour l’étouffement qu’elle éprouve au sein de son couple et de la société – un point commun que le film partage avec Corsage (Marie Kreutzer, 2022), projeté à Cannes la veille de Plus que jamais et qui a valu à Vicky Krieps le prix d’interprétation Un certain regard.
«Le voyage rend libre» et «c’est aussi de là que me viennent mes histoires», assure Emily Atef, née à Berlin, il y a 50 ans, d’une mère française et d’un père iranien, avant de déménager, enfant, à Los Angeles, puis de passer son adolescence en France, dans le Jura, et qui s’est établie aujourd’hui dans sa ville natale, après des détours par Londres et Paris.
e départ pour un autre pays, une autre culture et d’autres modes de vie, c’est ce que vivent beaucoup de ses personnages : Molly’s Way (2005), son premier film, fait le récit d’une Irlandaise venue en Pologne pour y rencontrer l’homme dont elle est tombée enceinte, tandis que Töte mich (2012) est un «road movie» où une adolescente suicidaire et un criminel traversent l’Allemagne et la France, jusqu’à Marseille. «Quand on part, à plus forte raison dans un pays dont on ne comprend pas la langue, on a plus d’espace pour être et se découvrir soi-même», analyse-t-elle.
Tristesse et silences
Dans Plus que jamais, on entend parler le français, l’anglais, le norvégien et même un soupçon de luxembourgeois. Le mélange des langues y est aussi une forme d’évasion, mais c’est au langage qu’est surtout attentive Emily Atef. Ici, la profondeur de l’œuvre réside dans les nombreux silences.
«À chacun sa manière de raconter des histoires, déclare la réalisatrice. J’écris beaucoup de dialogues, mais je les élague au fil des versions du scénario, puis à nouveau pendant les répétitions, de même durant le tournage, et j’en enlève encore plus au montage. On n’a pas besoin de mots quand on ressent tout! En fin de compte, dans la vie, on ne parle pas tant que ça… Surtout dans ces moments-là.» Et les silences de révéler que la protagoniste n’est pas l’héroïne de sa propre histoire.
«Le vrai héros du film, c’est Matthieu, qui prend un chemin terrible pour lui en acceptant l’impossible. La réelle motivation de l’amour, c’est l’altruisme; après avoir accepté cela, il pourra se regarder dans la glace en se disant qu’il a respecté ce qu’elle souhaitait. C’est un comportement normal, mais qui est tellement rare.»
Une tristesse immense traverse le film, mais elle est dénuée de pathos. Face à une Vicky Krieps dans un rôle qu’elle maîtrise à merveille, et qu’elle illumine au fil du temps, Gaspard Ulliel touche énormément sous les traits de Matthieu, dont le chemin intérieur est laissé hors-champ, pour un effet émotionnel plus fort encore.
Emily Atef témoigne de la «fidélité» de l’acteur à un projet qui s’est étalé sur le long terme, «alors qu’il avait ses propres engagements». «Gaspard a été tellement beau et généreux, tant humainement que professionnellement. Dans les trois années qui ont précédé le tournage, il a multiplié les allers-retours à Berlin pour que l’on discute du film et de son rôle. Travailler avec lui a été formidable, et le diriger a été un grand bonheur.» On est forcément ému de le voir disparaître dans l’immensité des fjords norvégiens, dans le dernier plan du film.
Plus que jamais, d’Emily Atef. Sortie demain.