Le Luxembourg a fait du chemin avant d’entrer dans la cour des grands. Et quand une crise sanitaire mondiale éclate, tout (ou presque) s’arrête. Le Quotidien fait le point, avec Stéphan Roelants (Mélusine) et Donato Rotunno (Tarantula), sur l’impact de la crise sur la production cinématographique grand-ducale.
On va bientôt fêter nos deux mois de télétravail», s’exclame, avec un sourire entendu, Stéphan Roelants. Le producteur luxembourgeois de The Breadwinner, Ernest et Célestine et des Hirondelles de Kaboul semble étrangement optimiste quant à la situation actuelle. «On arrive à travailler sur une production déjà bien entamée, dont on approche de la fin, et qui s’appelle Le Sommet des dieux (NDLR : film d’animation adapté du manga de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura, et réalisé par Patrick Imbert).»
Ce n’est pas vraiment un optimisme de façade, car le fondateur de Mélusine Productions, prestigieux représentant du cinéma d’animation au Luxembourg, s’est obligé à prendre toutes les précautions nécessaires face à la crise : «Je suis immunodéficient, j’ai une paralysie respiratoire, ce qui fait que je suis parmi les personnes les plus à risque.» Mais «en anticipant le confinement», Stéphan Roelants a fait «le nécessaire pour pouvoir travailler à distance, il a été relativement évident de passer au télétravail pour le studio – une quarantaine de personnes – et ce dès le 12 mars». «Pour l’animation, poursuit-il, la crise n’a pas tellement d’impact car on peut continuer à travailler, contrairement au « live », où les tournages sont interrompus.»
Le «live», et c’est là qu’est l’os, représente la majeure partie de la (co)production audiovisuelle luxembourgeoise. Les difficultés sont donc plus dures à surmonter du côté des autres sociétés de production, comme le fait ressentir Donato Rotunno, cofondateur de Tarantula et vice-président de l’Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle (ULPA) : «C’est une phase complexe à gérer. La crise nous a appris que notre secteur ne dépend pas d’un mais de plusieurs ministères, en l’occurrence ceux de la Culture, de la Communication et des Médias et de l’Économie, puisque le cinéma est avant tout du travail. Et s’il y a bien un moteur commun au monde culturel, c’est avant tout l’envie de travailler.»
Une volonté commune coupée dans son élan par une crise impossible à prévoir et qui touche toute la chaîne du cinéma, des sociétés de production («la locomotive du secteur», dit Donato Rotunno) jusqu’aux salles, qui resteront, il est certain, celles qui auront le plus de mal à se relever. Et comme le cas est le même dans les autres pays d’Europe et dans le monde, cela pourrait porter particulièrement préjudice au Luxembourg, terre de coproductions.
Il va donc y avoir un prix à payer pour tout ça
«Nous devons prendre en compte ce qui se passe dans les pays voisins : les lois, les règlementations, les dates (liées au déconfinement) ne sont pas les mêmes que chez nous, et pour la coproduction c’est un problème complémentaire», indique le producteur de Tarantula, en ajoutant que le changement, dans un avenir que l’on espère proche, devra s’opérer sur «nos choix quant à la complexité des coproductions qu’on fait. Par exemple, je ne produirais pas un film avec cinq coproducteurs de cinq pays différents, mais j’irais vers des projets avec des partenaires moins nombreux, plus fiables, peut-être au maximum à trois pays.»
Une réalité à laquelle Stéphan Roelants fait écho : «En Europe, dans le cinéma, la culture ou dans d’autres domaines, on est tous liés les uns aux autres, dans le sens où ce qui se passe chez le voisin va avoir un impact chez nous, et c’est idiot de penser que l’on est plus à l’abri qu’un autre. Il va donc y avoir un prix à payer pour tout ça. Au niveau du cinéma, ça va changer pas mal la donne et ça va renforcer toutes les passerelles, mais il est intéressant de voir comment le marché va évoluer.»
Donato Rotunno met aussi le doigt sur un «problème complémentaire», celui de «prendre en considération, lors de la reprise du travail, toute une série de critères – distanciation physique, hygiène et désinfection des lieux, présence d’une équipe sanitaire… – qui augmenterait bien entendu le budget des films». «On a eu une très forte réaction gouvernementale avec la mise en place d’aides pour l’ensemble du secteur économique, y compris le nôtre, ce qui est très bien. Mais cette solidarité qu’il y a eu lors du confinement, il faudrait la garder aussi lors du déconfinement», abonde ce dernier. Du côté de chez Mélusine aussi, l’après-crise, qui se trouve de l’autre côté du brouillard épais dans lequel tâtonne le secteur, est plus effrayant que la situation actuelle : «Pour l’instant, on essaie de se débrouiller nous-mêmes sans faire appel aux aides de l’État, mais la situation n’a pas encore fini d’évoluer et on ne voit toujours pas le bout du tunnel.»
Les films d’animation faits au Luxembourg s’exportent très bien
Remettre la machine en marche n’est pas une opération qui s’effectue du jour au lendemain, et puisque le secteur cinématographique, de manière générale, est coincé dans les sables mouvants de la crise sanitaire, on ne peut encore qu’émettre des spéculations sur le futur de la production cinématographique au Luxembourg. On est cependant en droit de se demander si, lorsque se présenteront de nouveaux projets, l’exigence artistique devra être mise en sourdine, un temps, au profit de la survie économique.
Pour le vice-président de l’ULPA, il en ira d’abord de «l’urgence de relancer notre secteur». «À partir du moment où les maisons de production doivent très vite remettre le pied à l’étrier, il est évident que l’on sera plutôt porté à prendre (le projet) qui est le plus sûr, le plus à maturité et, parfois, il y aura peut-être des choix artistiques à faire.» L’avis de Donato Rotunno est, d’un autre côté, contrebalancé par l’idée précise du cinéma qui caractérise sa société de production : «S’il y a un beau projet qui arrive à maturité et qui permet à l’industrie de relancer la machine, évidemment qu’en tant que producteur, je dirai oui. Mais ce n’est pas le cas pour le moment, et je crois qu’on va rester très fidèles à Tarantula.»
Si le cinéma d’animation au Luxembourg «n’est pas encore fragilisé» par la crise, comme le fait savoir Stéphan Roelants, en espérant le meilleur dans ce «flux tendu», on est en droit de craindre que le Luxembourg doive à nouveau se battre, après la reprise, pour regagner la place de choix au sein de la production mondiale que le pays a mis du temps à obtenir. Donato Rotunno, qui se dit «assez optimiste sur le travail accompli sur les vingt dernières années», note que «les structures fondamentales de financement qui existent au Luxembourg n’ont pas été remises en question». De la même manière, pour le producteur de Mélusine, «les films d’animation faits au Luxembourg s’exportent très bien, font des recettes, gagnent des prix, sont nommés aux Oscars», ce qui augure des partenariats avec l’étranger qui sont faits pour perdurer.
Mais Donato Rotunno nuance le propos général : «L’industrie luxembourgeoise fonctionne, mais la condition, c’est que les sociétés luxembourgeoises elles-mêmes tiennent le coup.» Et de conclure : «Si on baisse un peu la tête parce qu’on aura du mal à surmonter les six prochains mois, alors on peut mettre en danger l’intégralité du secteur.» Dans le cinéma plus que dans tout autre secteur de la culture, le mot d’ordre est simple à comprendre mais compliqué à mettre en œuvre : tenir bon.
Valentin Maniglia