Martine Feipel et Jean Bechameil prennent possession du Ratskeller au Cercle-Cité, à Luxembourg. Ils proposent « Melancholic Dislocation », une installation qui vient perturber les perceptions.
Les colonnes du duo Feipel-Bechameil occupent le Ratskeller. Les visiteurs du Lux Film Fest seront plongés dans une sorte de décor de cinéma. (Photos : Joseph Tomassini)
Décidément, les notions d’espace et de temps semblent beaucoup tracasser les artistes luxembourgeois en ce moment. Après Marco Godinho, que nous évoquions hier dans ces colonnes, c’est au duo Martine Feipel et Jean Bechameil – qui a représenté le Grand-Duché à la Biennale de Venise en 2011 – de s’y intéresser avec son exposition « Melancholic Dislocation ».
Une exposition dépouillée, monochrome, regroupant un nombre réduit d’œuvres (cinq, en plus de trois dessins préparatoires), mais deux d’entre elles, monumentales, occupent déjà, à elles seules, la plus grande partie de l’espace du Ratskeller. Des œuvres, pour certaines, à traverser, à s’approprier et où chacun habite l’espace différemment, à sa manière. Des pièces qui sont là pour questionner l’espace et le temps, mais aussi pour tenter de créer une dimension nouvelle en perturbant les perceptions naturelles du visiteur.
« On est partis de l’idée de dislocation, avec des éléments d’installations qu’on a montés ailleurs, mais aussi de nouvelles productions, avec l’idée de proposer ces objets de manière disloquée et détachée de l’espace auquel ils appartiennent », lance Martine Feipel en présentant ce nouveau travail. « Avant d’arriver ici, ils sont passés d’un état à l’autre; un passage où les éléments sont dans une sorte d’incertitude et de fragilité qui nous intéresse », ajoute-t-elle.
> Une forêt de colonnes
Sans vraiment de sens conseillé de visite, le visiteur est libre de son parcours. Mais il y a de fortes chances qu’une fois passé la porte des lieux, il se laisse prendre et surprendre par ce que les artistes ont appelé la « Salle des colonnes ». Dans cette partie principale de l’espace d’exposition, quatre colonnes blanches occupent normalement les lieux. Martine Feipel et Jean Bechameil en ajoutent plein d’autres. Blanches elles aussi, mais de tailles différentes, proposant une variété de bases et de chapiteaux, et puis, surtout, tordues. « Une sorte de crypte », note Jean Bechameil. Libre à chacun de voir cela à sa manière : une forêt, un labyrinthe, un terrain idéal pour jouer à cache-cache…
Au milieu de ces colonnes, on se perd un peu. Volontiers. On ne distingue plus vraiment les colonnes réelles des artistiques, on en vient même à ne plus savoir déterminer celles qui sont droites et celles qui ne le sont pas. Et le miroir installé au fond de la pièce renforce encore cette perte de repères.
Moins ludique, la petite salle accueille un grand mur au papier peint troué, étiré, maltraité. Comme sur le point d’être enlevé. Fragile donc. Entre deux états. Entre passé et futur. Ici et ailleurs. « Quand on rénove son appartement et on retire le papier peint, on trouve des traces des anciens occupants et on peut se raconter plein d’histoires à partir de cela », explique Jean Bechameil. « Cela rejoint notre travail d’artiste où on essaie de faire en sorte que des éléments de la vie de tous les jours racontent une autre histoire, derrière leur présence physique. »
Sur le mur d’en face : deux fenêtres blanches, ne donnant sur nulle part, presque fossilisées ; et entre les deux murs, une étonnante table basse totalement désarticulée gisant au sol. Le tout d’un blanc immaculé, donnant à l’ensemble une ambiance étrange, tantôt virginale, chirurgicale ou fantomatique.
Voilà donc le lien de cette « Melancholic Dislocation » avec l’univers du septième art. Il est moins direct que les expositions proposées par le passé par Discovery Zone, renommé cette année Lux Film Fest, mais il est bien là. Et c’est la coordinatrice générale de la manifestation, Gladys Lazareff, qui, d’un air taquin, lance le sujet avec les deux artistes.
« Dans les films, il y a des éléments physiques qu’ils appellent décor, qui sont cachés par les acteurs, nous, on fait l’inverse, on a enlevé les acteurs et on a mis le décor en premier », soulignent les artistes. « Un des rôles du cinéma est de créer une atmosphère autour des personnages et de l’histoire, et de donner des indications à travers des accessoires. » Et Jean Bechameil – qui a travaillé pour le théâtre et le cinéma – conclut : « Beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce gros travail qui est fait. » Cette exposition rend aussi hommage à ce travail de l’ombre.
De notre journaliste Pablo Chimienti
Cercle-Cité (Ratskeller) – Luxembourg.
Jusqu’au 8 mars.