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[Critique] Klondike : la guerre comme elle vient


Klondike

de Maryna Er Gorbach

avec Oksana Cherkashyna, Sergey Shadrin, Oleg Shcherbina…

Durée 1 h 40

Genre drame

Depuis février 2022, la guerre qui oppose l’Ukraine à la Russie est au centre de toutes les attentions, relayée par les médias du monde entier. Toutefois, cela fait déjà plusieurs années que le conflit (dont les origines remontent au mouvement de Maïdan en 2014, voire plus loin, à la chute de l’URSS en 1991) trouve des échos au cinéma, à travers le point de vue de réalisateurs ukrainiens préoccupés par la situation qui frappe leur pays, et désireux d’en dénouer les raisons et les enjeux. Parmi eux, citons deux exemples qui comptent : d’abord Sergei Loznitsa, à qui l’on doit les films Maïdan (2014) et Donbass (2018). Ensuite Valentyn Vassianovytch, qui a signé coup sur coup Atlantis (2019) et Reflection (2021).

À la liste s’ajoutent désormais, sur la pointe des pieds, Maryna Er Gorbach et son Klondike. Discrète, son œuvre l’est assurément. Mais elle sait aussi être percutante, comme en témoigne son CV, bluffant : un prix obtenu à Sundance début 2022, et bien d’autres glanés dans de nombreux festivals, de Fribourg à Istanbul jusqu’à la Berlinale. C’est qu’au bruit des bombes, des kalachnikovs et des commentaires politiques, la réalisatrice préfère l’économie de moyens et le silence, bien plus lourd de sens. De ses aveux, ce qui l’intéresse, c’est ce moment charnière où tout bascule, où tout est encore «indéfinissable». Ces instants suspendus où il faut prendre position, tout en continuant à vivre. Comme si de rien n’était.

Sous son regard et sa caméra voyeuse, on retourne alors en juillet 2014 au cœur de la campagne ukrainienne, dans un petit village près de Donetsk, dans le Donbass. Tolik et Irka y vivent de façon rustique, chichement, bien qu’ils aient des envies de grandeur. Normal, cette dernière est enceinte. Son mari espère pouvoir la mettre à l’abri à temps, mais c’est peine perdue : leur maison est éventrée par un obus tiré «par erreur». Et le lendemain, c’est un avion de la Malaysia Airlines qui s’écrase dans les environs… Oui, sans crier gare, la guerre vient de s’inviter sur leur palier, ravivant les querelles et les idéologies partisanes : Irka et son frère Yaryk, fidèles au régime de Kiev, doivent faire avec les affinités pro-russes de Tolik et ses camarades. Mais a-t-on vraiment le choix quand le monde se déchire?

Klondike, comme le reconnaît Maryna Er Gorbach, a une intention bien déterminée : filmer à hauteur d’hommes (ou plutôt de civils) et plonger dans «les coulisses de ce qu’on voit aux actualités aujourd’hui». Son film, écrit et tourné avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, est évidemment ancré dans l’histoire récente, ou «inspiré de faits réels», comme le précise-t-on à l’écran. Mais ses envies, bien plus larges et téméraires, débordent franchement du côté de la fiction, de la fable même. Celle-ci a plusieurs visées : montrer comment un conflit fratricide déchire un pays, et à une échelle plus réduite, une famille. Et par ruissellement, toute son absurdité et son inutilité.

Cette vision de l’intérieur, certes pessimiste et douloureuse (comme en témoignent les deux dernières scènes du film), ne manque pas de poésie (les images sont aussi belles que désolées), ni de subtiles touches d’humour. «C’est toujours la même chose : on construit, ils détruisent!», lâche ainsi Yaryk, occupé à rebâtir grossièrement la bâtisse avec son beau-frère. Mieux : au-dessus des hommes et des militaires, tous perdus, lâches ou odieux, survole avec grâce cette figure de femme martyr (la superbe Oksana Cherkashyna), qui s’accroche à son quotidien, sûrement pour rendre l’existence plus vivable.

Ses gestes, bien que dérisoires (comme celui de dépoussiérer la télévision ou le canapé, réparer le berceau, préparer les conserves pour l’hiver…), la rattachent à une forme d’humanité qui, au fil du film, disparaît inexorablement. «Vous ne me faites pas peur!», clame-t-elle, la main sur son ventre gonflé. Derrière elle, une tapisserie déchirée avec plage, cocotier et coucher de soleil, comme la promesse d’un paradis auquel s’agripper. S’il paraît perdu pour de bon, son énergie farouche devrait lui en accorder d’autres, c’est certain. Ici ou ailleurs.