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[Critique cinéma] «El Conde», de Pablo Larraín


Il y a du lyrisme dans l’attitude cynique de Pablo Larraín à vouloir présenter le dictateur comme un héros. (Photo Netflix)

Dans cette fable en trois actes, Pablo Larrain dépeint Augusto Pinochet en vampire se nourrissant du sang de ses victimes afin d’exorciser un fantôme qui hante encore le Chili.

Un soir qu’il a besoin d’étancher sa soif de sang, Augusto Pinochet enfile son uniforme de général, noue sa cape et vole au-dessus des routes et des buildings de Santiago, à la recherche de chair fraîche. Dans un noir et blanc superbement ciselé, Pablo Larraín filme la capitale chilienne vue du ciel et place son ancien dictateur au centre du plan. Le message est clair : depuis que Pinochet a quitté le pouvoir en 1990, après 17 ans d’un régime autoritaire qui se compte en dizaines de milliers de victimes, son ombre n’a jamais cessé de planer sur Santiago, et sur tout le Chili. Larraín, né trois ans après la prise du pouvoir par la junte militaire, entrait à peine dans l’adolescence au moment de la transition vers la démocratie.

Mais le coup d’œÉtat du 11 septembre 1973 et le règne de la terreur successif à la mort du président Salvador Allende hantent tout un pan de sa filmographie : Tony Manero (2008), Post mortem (2010) et No (2012) tracent une cartographie du quotidien de Santiago du Chili à l’époque de la dictature, tandis que El club (2015) et Neruda (2016) continuent de porter en eux un écho du régime assassin de Pinochet. Dans ses films, Pablo Larraín transforme la figure du général en une entité menaçante et fantomatique, ne lui permettant d’apparaître qu’à l’occasion rare d’images d’archives insérées ici et là. Avec El Conde, le réalisateur peut enfin lui faire son affaire, dans une fantaisie noire et horrifique qui réinvente Pinochet en vampire.

Un mort-vivant de 250 ans

C’est une métaphore évidente, celle d’un Pinochet qui a besoin de sang pour continuer à vivre. L’ex-dictateur, autant haï qu’adoré, a continué de jouer un rôle de premier plan dans la vie politique du Chili, y compris après la restauration de la démocratie, et jusqu’à sa mort en 2006. Une vérité remise malicieusement en question par Larraín : pour lui, Pinochet n’est pas mort. En fait, il est même plutôt un mort-vivant, aujourd’hui âgé de 250 ans et retiré dans une ferme-manoir d’un hameau isolé en Patagonie. Sur les terres mêmes où, jadis, peut-être, ses soldats ont torturé, réduit en esclavage ou massacré des paysans.

Celui qui, selon le réalisateur, aurait émergé en France sous le nom de Claude Pinoche, un soldat du roi Louis XVI, a dédié sa longue vie à combattre (avec plus ou moins de succès) les révolutions, à commencer par celle qui a vu tomber les têtes du couple de Versailles. Puis Haïti, la Russie, l’Algérie… Jusqu’à son plus beau «coup», dans «un pays sans roi» qu’il habite encore aujourd’hui, et dans lequel, las de tout, il veut enfin mourir. Impuissant et desséché, il vieillit aux côtés de sa femme, Lucía (Gloria Münchmeyer), et de son majordome, le dévoué Fyodor (Alfredo Castro), un «Russe blanc» ouvertement fasciste. Mais le secret de Pinochet est mis au jour quand ses cinq enfants débarquent dans sa demeure, en réclamant leur héritage…

Une comédie exubérante et sanglante, métaphore d’un homme qui a saigné tout un pays à sec

Libre – autant que puisse l’être un cinéaste internationalement reconnu entré dans le giron de Netflix, distributeur du film –, Pablo Larraín construit sa fable en trois actes. Dans le premier, on rencontre un Pinochet hagard et muet, enfoncé dans son fauteuil, qui n’a plus que la force de repasser en accéléré sa longue existence de vampire. Un premier tiers en forme de comédie exubérante et sanglante, qui voit Larraín raconter avec malice le passé du monstre, son goût pour le sang (qu’il lèche à même la guillotine, après la décapitation de Marie-Antoinette).

Mais la métaphore de l’homme qui saigne tout un pays à sec prend de l’ampleur dans le deuxième acte, de loin le meilleur, où le «Comte» (un surnom qu’affectionnait Pinochet) se livre à une série de meurtres, doublement atroces car décrits en voix-off, en sus de la violence graphique prononcée. Et termine chacun de ses festins en passant le cœur de sa victime au mixeur, descendant ses smoothies cul sec, dans la pénombre de sa cachette ou sur le toit du palais présidentiel, qu’il visite chaque année pour découvrir que son buste n’y est pas exposé.

Cette deuxième partie introduit notamment le personnage de Carmen (Paula Luchsinger), une nonne et exorciste qui se fait embaucher auprès de la famille Pinochet comme comptable. Dans ce film formellement sublime, la séquence la plus forte, à mi-film, est un champ-contrechamp à la symétrie parfaite entre Carmen et Pinochet. La jeune femme est là pour «faire les comptes». Ceux, ouverts par dizaines sous de faux noms à l’étranger, qui ont enrichi le dictateur; ceux, aussi, des morts, des blessés, des prisonniers et des exilés.

Un amour pour l’expressionnisme

À sa mort (la vraie), Pinochet a réussi l’exploit de se dérober à la justice, rendant caduques toutes les plaintes, enquêtes et poursuites liées tant à son régime de la terreur qu’à sa fâcheuse tendance à détourner des fonds. En réinventant le tueur de vampire à travers sa propre version de la Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer (qui veut approcher, sentir et provoquer le Mal), Larraín veut exorciser un fantôme qui hante encore le Chili, en lui donnant des réponses définitives, à l’occasion calquées sur de vraies provocations lancées par Pinochet.

Il y a du lyrisme dans l’attitude cynique de Pablo Larraín à vouloir présenter le dictateur comme un héros. Dans la langue d’abord, qui passe d’un anglais distingué à l’espagnol, en passant par le français – certes incompréhensible… Mais aussi et surtout dans l’image, par la grâce d’une photographie merveilleuse d’Ed Lachman (habituel de Todd Haynes), qui donne toute sa cohérence et sa noblesse à un long métrage construit comme une suite de vignettes, liées par un amour de l’expressionnisme (outre Dreyer, on reconnaît Bergman et Welles dans les influences visuelles). El Conde devait arriver un jour, sous cette forme ou une autre; elle tombe à pic, synthèse déchaînée de l’œuvre d’un cinéaste qui a exploré l’héritage de vingt ans de dictature, puis qui s’est transformé en biographe novateur (Jackie, 2016; Spencer, 2022). Son film le plus fou, oui, mais aussi le plus important.

El Conde de Pablo Larraín. Avec Jaime Vadell, Gloria Münchmeyer, Alfredo Castro… Genre comédie / horreur. Durée 1 h 50 – À voir sur Netflix

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