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[Critique ciné] «Lynn + Lucy» : meurtre dans un jardin en glaise


Pour son premier long métrage, Fyzal Boulifa mélange réalisme social et drame psychologique. (photo DR)

Fable moderne et ultraréaliste, Lynn + Lucy filme la classe ouvrière anglaise post-Brexit dans sa vie privée comme en société, à travers le récit d’un drame qui changera à tout jamais l’amitié indéfectible de deux femmes inséparables depuis l’enfance.

La double performance d’actrices qui fait toute la fascination de Lynn + Lucy est l’une des plus crues, émouvantes et tragiques que le cinéma nous ait donné depuis quelques années. Peut-être l’une des plus fortes, parce qu’elle arrive aussi à point nommé, dans un monde que l’on ne reconnaît plus tant il s’est métamorphosé en une jungle redoutable et malsaine où confiance et honnêteté ne sont jamais au service de l’amitié et où les vérités se confondent avec les secrets.

Lynn et Lucy n’ont jamais eu ce problème : leur vérité à elles, c’est qu’elles sont amies depuis toujours, et pour la vie. Dans cette petite ville, aussi anonyme que toutes celles dans lesquelles la société anglaise a choisi de mettre la classe ouvrière dès la fin de la guerre, leur amitié est la seule chose qui n’a pas besoin de se faire sentir vivante. Elle existe, c’est tout.

Au crépuscule de leur vingtaine, Lucy (Nichola Burley) devient une jeune mère. Lynn (Roxanne Scrimshaw), naturellement, devient la marraine du petit garçon que sa meilleure amie a eu avec son partenaire plus jeune qu’elle, Clark (Sam Cox-Vinell). Lynn, elle, a eu un enfant très jeune, à 16 ans, et si elles vivent toujours en face l’une de l’autre, leur quotidien devient de plus en plus différent.

Pour Lucy, avoir un enfant, c’est aussi faire comme Lynn et, donc, rester auprès d’elle. Mais cette dernière aussi a ses problèmes, comme tous ceux qui vivent ici : depuis le retour de son militaire d’homme, elle souffre de sa routine et finit par décrocher un job au salon de coiffure, là où travaille leur exécrable rivale de l’école, Janelle (Jennifer Lee Moon).

Leurs espoirs et leurs rêves partis en fumée depuis quelques années déjà

Lorsque Lynn découvre, en rentrant chez elle, que le bébé de Lucy est mort et que Clark est arrêté, elle reste un pilier, un soutien inévitable. Mais lorsque la rumeur se répand que Lucy aurait tué elle-même son petit garçon, Lynn commence à la regarder autrement, et découvre en même temps qu’elle-même est considérée différemment par les gens qui l’entourent.

La communauté étriquée de Lynn + Lucy, où le format 4/3 est utilisé comme métaphore de l’étouffement de la classe ouvrière, confinée et coupée du reste du monde parce que le reste de la société contemporaine a appris à la considérer comme un dommage collatéral (du capitalisme, du développement, de l’évolution…), a ses propres codes, sa propre manière d’appréhender le quotidien.

Lynn et Lucy ont conscience que leurs espoirs et leurs rêves sont partis en fumée depuis quelques années déjà, mais elles s’en accommodent tant bien que mal, n’ayant eu d’autre choix dans la vie que d’accepter qu’elles ont toujours été sous le joug d’un prédéterminisme social qui allait jouer toute leur vie en leur défaveur. Heureusement, Lynn a Lucy, et Lucy a Lynn.

C’est la tragédie qui s’abat sur elles qui les met sur la piste d’une guerre intraclasse, silencieuse et mesquine. Lorsque les soupçons de Lynn s’éveillent en direction de son inséparable (la rumeur moqueuse disait même à l’époque qu’elles étaient ensemble), elle voit par là même l’occasion d’exister, et Lynn la mère au foyer effacée peut exister différemment face à Lucy la maman jeune et jolie qui cache une meurtrière.

Un témoignage important de la société actuelle

Dans cette nouvelle cité ouvrière, l’herbe pousse sur la terre glaise de minuscules coins de jardin à l’arrière des maisons en pierre rouge mitoyennes. Tout y est triste, morne, et la morale toute-puissante guide la haine, la honte et la culpabilité. On crée de sordides problèmes pour oublier la fatigue et la misère.

Le réalisateur, Fyzal Boulifa, dit s’être inspiré pour ce premier long, qui mélange réalisme social et drame psychologique (auquel il ajoute quelques touches de thriller et de courts mais brillants instants de comédie), de Rainer Werner Fassbinder et d’Alan Clarke. On retrouve même Ken Loach, d’une certaine manière, puisque sa société de production Sixteen Films a en partie financé le film.

Mais l’horizon du film s’élève bien au-delà de sa dissection sociale : il analyse la portée, dans les communautés les plus défavorisées, des réseaux sociaux et alarme quant aux «fake news» et dresse le portrait apolitique d’un pays tellement divisé qu’il semble y avoir plusieurs Angleterre. Celle devant l’objectif de Boulifa est évidemment celle des oubliés, qui parlent avec un accent si fort que les mots, les phrases, sont déformés.

Cette communauté a développé son propre langage, en quelque sorte, aux antipodes de l’anglais propre sur lui et distingué que l’on parle dans les métropoles. Lynn + Lucy est un film rare et important, sublimé par le jeu de ses deux actrices, la non-professionnelle Roxanne Scrimshaw en tête (véritablement issue du milieu populaire ouvrier, c’est là son premier rôle au cinéma, obtenu à la suite d’un casting), un témoignage important de la société actuelle, de ses travers, de ses erreurs, qui se dévoile lentement derrière une esthétique irréelle et hypnotique.

Valentin Maniglia

 

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