Le deuxième film de Leyla Bouzid, Une histoire d’amour et de désir, raconte la difficile acceptation des sentiments amoureux et physiques par un étudiant d’origine algérienne. Une œuvre sublime et érotique, un grand moment de poésie.
On peut définir le poète par sa capacité à déceler la beauté dans toute chose. Du beau, il existe autant de définitions que de représentations et de domaines dans lesquels il prend du sens. Mais dans Une histoire d’amour et de désir, il est à la fois le beau poétique, le beau philosophique et le beau esthétique, la réalisatrice, Leyla Bouzid, ayant fait le choix d’en proposer une acception universelle. Le deuxième film de la cinéaste tunisienne, présenté cette année en clôture de la Semaine de la critique au festival de Cannes, explore les fondamentaux des sentiments. Le titre résume l’intrigue sans la dévoiler, à l’image de la pudeur dont fait preuve la cinéaste dans son traitement du sujet. À noter qu’ici, la pudeur s’oppose à la bienséance ou à la chasteté, auxquelles elle est souvent rapprochée : chez Leyla Bouzid, la pudeur va de pair avec la poésie et, donc, l’érotisme comme manière d’observer des sentiments, des actions et des corps qui esquivent la vulgarité des représentations habituellement stéréotypées.
La première chose que l’on découvre en effet chez Ahmed, le héros, c’est son corps, nu, dans le plan qui ouvre le film. Un corps montré de dos, l’introversion maladive du personnage capturée dans un flou. Son corps est celui d’un homme, mais il est prisonnier d’un esprit qui n’est pas encore arrivé à l’âge adulte. Ahmed a 18 ans, il vient d’entrer à l’université : le jeune homme d’origine algérienne a quitté la banlieue parisienne, où il a grandi, pour les bancs de la Sorbonne, où il étudie la littérature, et où il rencontre Farah, une Tunisienne débarquée à Paris pour les études. Lui est timide et réservé, elle est pleine d’énergie et compte vivre pleinement sa nouvelle vie d’étudiante, loin de son pays natal. Dans une évidence indicible, les opposés s’attirent, mais Ahmed ne sait pas quoi faire du désir et du sentiment amoureux qui le submergent, alors il va tenter d’y résister.
Érotiser le corps masculin
Plus encore que cinéaste, Leyla Bouzid se pose à la fois comme peintre, écrivaine et historienne de l’amour et du désir. Surtout, elle renverse le schéma prédominant en faisant d’Une histoire d’amour et de désir le portrait érotique d’un jeune homme. «J’avais une envie forte d’érotiser le corps d’Ahmed et qu’il soit au cœur du film : beau, sensuel, désirable et regardé par une femme», expliquait Leyla Bouzid. «D’habitude, on passe par le corps masculin pour regarder surtout la femme et le plaisir qui lui est donné par l’homme. Là, il était évident que je devais rester axée sur le plaisir d’Ahmed car c’est l’aboutissement de sa trajectoire. (…) Le regard masculin sur le corps féminin, c’est l’histoire de l’art en entier. Mais le regard féminin posé sur le corps masculin manque. Avec ce film, j’avais envie d’en proposer un.»
La réalisatrice juge la rareté de l’érotisation du corps masculin «assez incroyable», «comme s’il n’y avait pas de sujet», et pointe immédiatement du doigt «la quantité de films consacrés à (la première fois) chez les jeunes filles». Mais cette découverte de l’amour et du désir, ce voyage vers la première expérience sexuelle d’Ahmed, est aussi pour elle un moyen de remettre à leur place quelques réalités sur le monde arabe et ce qu’elle appelle, entourant de guillemets, la « »communauté maghrébine »», dont elle rappelle la pluralité : d’Ahmed à Farah, en passant par le père, Hakim, ou l’ami, Karim, chaque personnage est radicalement différent, tant physiquement que psychologiquement.
«Un appel à aimer»
Surtout, Leyla Bouzid veut combattre la «vision réductrice de la culture arabe» en plaçant au cœur de son film un corpus de littérature érotique qui éveille, en même temps que la fille dont il est amoureux, les sens du jeune héros. «Il existe de nombreux traités d’érotologie arabes qui abordent la sexualité, de manière très directe et crue, avec une grande liberté de ton», décrit-elle. «Il faut savoir qu’à une époque, ces livres circulaient beaucoup. Ce sont même les imams qui les prêtaient pour l’apprentissage des choses de l’amour… Aujourd’hui (…) tout le monde connaît Les Mille et Une Nuits mais dans les esprits, il reste une sorte de livre isolé sur un monde arabe fantasmé. En réalité, il fait partie d’un corpus littéraire foisonnant, d’une richesse et d’une modernité vertigineuses.»
Son Histoire réussit à raconter l’amour et le désir avec la même modernité, la même richesse, traduites à l’écran par une poésie esthétique qui renvoie directement à cette littérature érotique, en même temps qu’elle s’inscrit dans une forme de renouveau des récits et des enjeux du cinéma. Hasard ou pas, l’interprète d’Ahmed est Sami Outalbali, l’une des stars de la série Sex Education, qui contribue aussi à briser les tabous du sexe chez les adolescents et jeunes adultes. Si Rahim, son personnage dans la série Netflix, est débarqué de France dans le lycée britannique de Moordale et vit ouvertement son homosexualité, Ahmed demandait à l’acteur de puiser ailleurs : pour Leyla Bouzid, il fallait «qu’il ait à la fois une forme de virilité et de fragilité, qu’il puisse avoir grandi dans les quartiers populaires et étudier les lettres, être amoureux et introverti»… Avant même de livrer une performance magnifique devant sa caméra, «Sami était partant pour mon projet d’érotiser le corps masculin», ajoute-t-elle. Partant pour entrer dans sa poésie, son «hymne au désir physique», son «appel à aimer».
Valentin Maniglia