Compartment No. 6
de Juho Kuosmanen
Avec Seidi Haarla, Yuriy Borisov…
Genre drame
Durée 1 h 46
Dans le film de Hirokazu Kore-eda I Wish (2011), deux frères éloignés par un divorce voyagent clandestinement pour rejoindre le point de croisement de deux nouveaux TGV, où leurs vœux pourraient, paraît-il, se réaliser. Le train, particulièrement lorsqu’il est de nuit ou qu’il couvre de grandes distances, laisse le hasard devenir maître du lieu.
C’est le cas de Paris-Briançon, le nouveau roman choral de Philippe Besson, c’est aussi le cas du plus intime Night Train (Jerzy Kawalerowicz, 1959), merveille de la nouvelle vague polonaise où deux inconnus, un homme et une femme partageant le même compartiment, font connaissance, ou encore de It Happened One Night (Frank Capra, 1934), film fondateur de la comédie romantique.
Dans Compartment No. 6, deuxième film du cinéaste finlandais Juho Kuosmanen, il y a du hasard, du miracle, des sentiments, comme dans les œuvres évoquées précédemment. Mais pas de romanesque, encore moins de romantisme.
Deux mille kilomètres séparent Moscou de Mourmansk. C’est en train que Laura (Seidi Haarla), étudiante en archéologie, décide de rejoindre l’extrême nord-ouest de la Russie, pour y admirer des pétroglyphes vieux de plusieurs milliers d’années. Le voyage était une idée de sa logeuse et amante, qui l’abandonne au dernier moment.
Arrivée dans le train qui va traverser deux jours et deux nuits durant l’ouest du pays, Laura est contrainte de partager son compartiment avec Ljoha (Yuriy Borisov), un jeune homme brut de décoffrage, déjà gavé de vodka, de cigarettes et de saucisson, qui se rend lui aussi à Mourmansk pour travailler à la mine.
Dans un trajet où la promiscuité est imposée et renforcée, au fil des arrêts du train, par la présence de nouveaux voyageurs, l’étudiante proche du milieu intellectuel moscovite et le mineur aux manières primitives vont dépasser leur dégoût mutuel de l’autre en développant une camaraderie inattendue, à la lisière des sentiments amicaux et amoureux, qui trompe l’ennui et les tourments.
Une grande partie du cinéma actuel – grand public, indépendant ou art et essai – étant infectée par l’obsession de la complexité narrative, on a la tête qui tourne face à l’épure et la simplicité de Compartment No. 6. Après le très beau Olli Mäki (2016), l’histoire vraie et malheureuse du premier boxeur finlandais à disputer un championnat du monde, Juho Kuosmanen se concentre en temps, en lieu et en action.
Le film enchaîne nombre de situations, en prenant soin de toujours faire aboutir son propos, mais le cinéaste ne prétend jamais raconter plus qu’une rencontre, un moment où deux trajectoires, deux vies, se télescopent – celles de deux êtres aux noms phonétiquement proches – et ce que chacune peut apporter à l’autre.
On a la tête qui tourne devant l’épure et la simplicité de Compartment No. 6
Dans la vie, on ne se rencontre plus : les applications de rencontre ont remplacé les aventures fortuites, et quand ces dernières surviennent quand même, on s’empresse d’utiliser les outils à notre disposition pour dénicher chaque petit morceau d’information sur l’autre.
Compartment No. 6 est un film d’une autre époque, d’avant les smartphones. On ne sait pas très bien quelle époque : à l’extérieur, la gloire des bâtiments de l’ère soviétique s’est muée en tristesse, Laura écoute de la musique sur un Walkman et filme son voyage à l’aide d’une petite caméra Hi8. Impossible de deviner si les légers anachronismes sont vrais, l’histoire pourrait se dérouler dans une URSS moribonde ou dix ans après la chute du rideau de fer.
Le film joue lui aussi avec le temps, figé à l’intérieur du train et dans les appels téléphoniques manqués entre Laura et celle qui ne l’aime pas, figé comme ces écritures vieilles de dix mille ans, dont on promet que la découverte vaut le voyage. C’est évidemment le voyage, au fil des kilomètres parcourus, quand la température baisse et que les vitres du train disparaissent sous les couches de gel, qui amènera Laura à la découverte d’elle-même.
Ljoha incite Laura à tromper le temps, alors, à la faveur d’une virée nocturne et alcoolisée chez une drôle de babouchka, pendant que le train dort en gare. Porté par l’interprétation splendide du duo d’acteurs, Compartment No. 6 est une œuvre immense sur la mélancolie et l’introspection, où la simplicité de l’aventure parvient, dans un final qui laisse surgir l’immensité de la nature, à effacer l’amertume des espoirs perdus.