Alors que les Jeux olympiques de Tokyo démarrent cette semaine, Nicolas Debon revient à ceux de 1928 et le marathon remporté par le Français El Ouafi. Un bel hommage, tout en mouvement, à un homme et à une épreuve avec laquelle on ne «triche pas».
Ce 5 août 1928, les marathoniens ne se pressent pas pour arriver à l’Olympisch Stadion d’Amsterdam (Pays-Bas). Déjà que l’épreuve, l’une des plus mythiques des Jeux olympiques, est aussi la plus difficile. Et le vent puissant qui écrasent les arbres et agitent les drapeaux n’augure rien de bon. Oui, ces 69 athlètes se seraient bien passés de cet adversaire «invisible et redoutable». Dans le stade bondé, l’électricité est palpable. Tandis que les journalistes cherchent à attraper l’unique autocar autorisé à suivre la course, au cœur de l’arène, les rumeurs enflent, pronostiquant une bataille de tous les diables.
Car encore marquées dans leur chair par la boucherie de la Grande Guerre, les plus grandes nations y ont envoyé leurs champions. Les voilà justement, dans la clameur générale ! Il y a les Américains, «les mieux soignés, les mieux chaussés, les mieux nourris», des «solides» Anglais, les Japonais, «des athlètes déterminés», les Italiens «de Mussolini», les Allemands «exclus des Jeux depuis l’armistice»… Sans oublier d’autres surprises «folkloriques», comme ces Indiens du Mexique qui «peuvent courir des jours entiers sans boire ni dormir», ou encore ce fermier d’Afrique du Sud manchot.
Unie dans une souffrance à venir, cette réunion bigarrée a, sur le papier, une louable intention : faire de l’épreuve une «rencontre fraternelle» et élever le sens de l’engagement à la hauteur de la devise olympique «plus vite, plus haut, plus fort». Dans les têtes, chacun espère surtout courir plus vite que l’autre, plus longtemps aussi que ces Finlandais «volants» qui dominent outrageusement le demi-fond mondial. En retrait de la meute, l’équipe de France, une équipe «sans éclat», n’a pas d’ambition en dehors de celle de limiter la casse. Dans ses rangs, un «petit Arabe», Boughéra El Ouafi, ouvrier-mécanicien chez Renault dans le civil, que personne ne voit aller très loin. Deux heures, trente-deux minutes et cinquante-sept secondes plus tard, c’est pourtant lui, l’enfant d’Ouled Djellal (Algérie), qui remporte la compétition…
Nicolas Debon s’immerge dans cet effort intense qu’est le marathon
Comme le magnifique Autoportrait de l’auteur en coureur de fond d’Haruki Murakami (2007), Nicolas Debon célèbre la course à pied et le mouvement dans un ouvrage qui, comme son nom l’indique, va droit au but. Il débute quasiment au coup de pistolet du juge-arbitre, et s’achève sur la ligne d’arrivée. On ne sait rien de ce qu’il s’est passé avant la course, ni après. Si on savait l’auteur branché sport, à l’aise sur les sommets (L’Invention du vide, 2009) comme sur un vélo (Le Tour des géants, 2012) – deux livres déjà édités chez Dargaud –, on lui connaissait moins sa passion pour cette longue chevauchée de 42,195 kilomètres et ces athlètes qui lui «survivent».
À travers des tons sépia, un crayonné assez minimaliste et des envies poétiques, il s’installe dans la foulée des coureurs. Prend le pouls, garde la cadence. Faisant la part belle au silence et aux paysages, Nicolas Debon s’immerge dans cet effort intense qu’est le marathon. Avec lui, on s’inquiète quand le «mur» des 30 kilomètres approche. Avec lui, on s’attarde aussi sur les détails qui amènent à de plus larges réflexions : l’obsession du temps qui file, la solitude du coureur, l’exil, l’acharnement physique… «Quand on court un marathon, on ne peut pas tricher. Seules les jambes parlent», pense El Ouafi, alors qu’il remonte plusieurs adversaires.
De lui, finalement, il faudra attendre les deux dernières pages, avec photos et texte à l’appui, pour en savoir un peu plus. On apprend alors qu’il fut exclu par la Fédération française d’athlétisme deux ans après son exploit (pour faits de professionnalisme), et mourut dans l’indifférence en 1959. Un an avant, un autre Français, Alain Mimoun, lui aussi marathonien, issu de l’immigration et champion olympique, a voulu partager avec El Ouafi sa victoire, ce coup-ci unanime et médiatisée. Car la vie de l’«athlète oublié» ne se limite pas aux pistes : elle se confond avec la grande Histoire, «les guerres, les empires coloniaux, l’essor industriel, la reconstruction», écrit Nicolas Debon. El Ouafi a traversé les chaos de toute une époque comme une étoile filante. D’une allure folle.
Grégory Cimatti
L’histoire
Amsterdam, 1928. Sous les ovations de la foule, les favoris du monde entier se pressent au départ de l’épreuve reine des Jeux olympiques : le redoutable marathon. Loin derrière, qui remarquerait ce petit Algérien un peu frêle, mécanicien à Billancourt, qui porte le maillot français ? C’est compter sans le vent, la fatigue, les crampes, et 42,195 kilomètres d’une course folle qui vont créer la surprise…