Joachim Lafosse revisite un fait divers qui a choqué la Belgique, en observant la chute d’une famille que la honte a depuis longtemps rendue muette.
Astrid (Emmanuelle Devos) roule au pas ; dans le rétroviseur intérieur, on voit ses yeux embués s’efforcer de se concentrer sur la route pour ne pas craquer. Il semble que, même à trente ans de distance, un drame peut en cacher un autre… Ou révèle, au contraire, un sombre passé.
L’enjeu du nouveau film de Joachim Lafosse est toutefois moins de faire éclater au grand jour de sinistres révélations que de mesurer l’étouffement de la honte par le silence, à l’intérieur de la cellule familiale. «Je ne travaille que sur l’ironie dramatique, glisse le cinéaste. Le suspense m’intéresse moins.» Les tensions sont palpables dans la grande maison de province où vivent Astrid, son mari, François (Daniel Auteuil), fameux avocat, et leur fils adopté, Raphaël (Matthieu Galoux). Reste à savoir qui des trois sera l’étincelle qui fera exploser le terrible secret.
Une affaire qui a secoué la Belgique
Comme point de départ du scénario d’Un silence, une affaire qui a secoué la Belgique à la fin des années 2000 : la mise en examen puis la condamnation de Victor Hissel, avocat hypermédiatisé des parties civiles dans l’affaire Dutroux, pour possession d’images pédopornographiques.
Un monstre caché derrière son statut d’emblème de la lutte contre la pédocriminalité… «Belge et adolescent à l’époque de l’affaire Dutroux, observant la « Marche blanche », je ne pouvais m’empêcher de penser que parmi les 400 000 personnes qui défilaient dans les rues de Bruxelles pour dire « Plus jamais ça », il devait bien y avoir quelques loups masqués», rembobine Joachim Lafosse. Masqués, mais pas cachés : le cortège qui rendait hommage aux victimes de Marc Dutroux était mené par Victor Hissel.
Un rôle «qui en a effrayé plus d’un»
Plus encore que le terrible retournement de situation, ce qui a intéressé le cinéaste (auteur du scénario avec Thomas Van Zuylen et plusieurs collaborateurs et consultants, dont l’écrivaine française Sarah Chiche), c’est «ce que chacun d’entre nous fait avec la honte, la culpabilité et le silence».
Dans son film, il y a donc Astrid, qui s’est emmurée dans le silence depuis que son frère a été violé par François, il y a 30 ans. Pour Joachim Lafosse et Emmanuelle Devos, Astrid «est d’une grande fragilité narcissique», confesse le réalisateur. «Pour la soutenir, nous avons simplement essayé (…) d’observer, d’entendre, de sentir nos défaillances, nos lâchetés, nos peurs, notre incapacité bourgeoise à perdre, à prendre le risque de remettre en question l’ordre établi.» La présence d’Astrid hante le film sans que jamais elle fasse l’objet d’un jugement; après tout, dit Joachim Lafosse, «les vérités sont multiples».
Il y a, ensuite, François, homme aux multiples facettes, figure publique respectée qui dénonce un système judiciaire qui bafoue les victimes et protège les criminels, mais qui, en privé, se montre bien plus inquiétant. Un rôle «qui en a effrayé plus d’un», selon Joachim Lafosse, jusqu’à ce que Daniel Auteuil accepte «avec beaucoup de courage» d’endosser son costume. Le réalisateur se souvient des mots de l’acteur français de 73 ans : «Je peux le jouer parce qu’à mes yeux, la perversion est un mécanisme de défense – c’est le pire, mais c’en est un. François est un homme qui se débat pour qu’on ne sache pas. C’est un homme qui ne peut regarder la vérité, sans quoi il s’effondrerait.»
François est un homme qui ne peut regarder la vérité, sans quoi il s’effondrerait
Raphaël complète le triangle tragique : le jeune homme «voit son père être un héros médiatique, défenseur de la veuve et de l’orphelin», sans savoir que le silence règne afin que sa part d’innocence reste intouchée. Alors que les journalistes font le pied de grue devant le domicile familial, à l’affût d’un scoop sur l’affaire en cours, d’autres intrigues ourdissent dans la maison. Et la plainte qu’entend déposer le beau-frère à 30 ans de distance resserre un peu plus l’étau sur Astrid et François, qui ne peuvent plus se cacher.
Tout en clairs-obscurs, Un silence étouffe. La caméra est au plus près des visages, comme pour y observer les multiples expressions du déni, mais c’est le hors-champ qui tétanise les personnages – et le spectateur. Porté par un trio brillant (auquel s’ajoutent la chanteuse Jeanne Cherhal en commissaire de police et Louise Chevillotte dans le rôle de Caroline, la fille aînée d’Astrid et François), le film a été coproduit au Luxembourg (Samsa Film, déjà producteur des Intranquilles, le précédent film de Lafosse) et tourné à Metz.
C’est là que le réalisateur a trouvé la maison, décor principal du film, qui sert à la peinture cruelle de «cette bourgeoisie provinciale qui ne déborde jamais, qui élève ses enfants, donne de l’argent de poche, laisse son gosse conduire la décapotable», bref, «un espace qui laisse assez peu arriver le souffle de la révolte».
Un silence, de Joachim Lafosse.
Première en présence du réalisateur ce mercredi soir, à 20 h. Utopia – Luxembourg.