Madre, en salle dès ce mercredi, est un drame intimiste et subversif, loin des thrillers urbains qui ont fait connaître son réalisateur, Rodrigo Sorogoyen, nouveau maître du cinéma espagnol.
Depuis Stockholm (2013), Rodrigo Sorogoyen a fait un beau bout de chemin. D’un premier film – on ne comptera pas la comédie romantique 8 citas (2008), qui lui a permis de faire ses premières armes à défaut d’avoir donné une œuvre mémorable – totalement indépendant, tourné en treize jours et financé en partie par crowdfunding, le réalisateur, scénariste et producteur de 38 ans est devenu la nouvelle révélation du cinéma espagnol avec ses deux thrillers Que Dios nos perdone (2016) et El reino (2018).
Le paysage cinématographique espagnol «n’est pas très riche», selon Sorogoyen. La nouvelle vague du film d’horreur, dernière «revolución» qui a secoué le public bien au-delà de la péninsule ibérique de la fin des années 2000 au milieu des années 2010 – avec, notamment, le film de zombies [REC] (2008) – semble déjà bien loin, et les maisons de production du pays misent à nouveau sur des longs métrages plus traditionnels, moins clivants, à base de comédies.
Vu de l’extérieur, outre les films signés de noms déjà bien connus, de l’incontournable Pedro Almodóvar au beaucoup trop rare Alejandro Amenábar, on découvre, depuis quelques années, l’Espagne comme une nouvelle terre sainte du polar sec et cruel, dont Que Dios nos perdone est justement l’un des plus brillants représentants (et son acteur principal, Antonio De La Torre, une icône). Rodrigo Sorogoyen, cependant, voit plus loin que profiter de la seule aubaine de voir se développer dans son pays un nouveau courant cinématographique.
Auteur ambitieux
Véritable «auteur», au sens où l’entendaient André Bazin et ses disciples, Rodrigo Sorogoyen construit un cinéma traversé, film après film, de problématiques similaires et d’un répertoire stylistique reconnaissable; cet admirateur de Michael Haneke possède aussi un goût prononcé pour mettre le spectateur dans l’inconfort. En ce sens, El reino, descente effrénée de deux heures avec un homme politique corrompu en quête de vérité et de rédemption, incarne toutes les obsessions de Sorogoyen, poussées dans leurs derniers retranchements par le biais d’une insoutenable tension construite sur un univers visuel étouffant. Avec une caméra au plus près des protagonistes et des plans-séquences impressionnants (dont un, vertigineux, qui transcende l’espace du minuscule balcon où il est filmé).
Le plan-séquence, d’ailleurs, est la caractéristique principale des films de Rodrigo Sorogoyen. Celui qui ouvre Madre, son dernier long métrage en salle aujourd’hui, dure 17 minutes et reprend le court métrage tourné par Sorogoyen entre Que Dios nos perdone et El reino, qui sert de point de départ au film. En basculant de films très masculins, complexes et nerveux, au portrait intime d’une femme désœuvrée, le réalisateur, qui travaille sans storyboard, redouble d’appétit pour placer sa protagoniste, jouée par Marta Nieto, au cœur d’un univers visuel encore plus ambitieux.
Si Que Dios nos perdone et El reino avaient pour décor l’enfer de la ville (Madrid), Madre se déroule au bord de la mer, dans les Landes (France) où Elena vit toujours, 10 ans après la disparition de son fils. Un décor sauvage comme prison mentale, aussi, dans laquelle elle est enfermée, et filmé avec l’usage exclusif d’une courte focale pour un angle de vue plus grand, et pour y perdre Elena dans son immensité, comme elle se perd elle-même dans son infinie douleur.
Rodrigo Sorogoyen, qui se dit «en phase avec les réalisateurs qui prennent des risques», souhaite poursuivre son travail en amenant son style dans de nouvelles zones à explorer. «Peut-être dans un film français», dit ce vrai francophile, dont le prochain projet compte bien être en rupture avec ses films précédents. En attendant, le réalisateur, toujours avec sa coscénariste Isabel Peña, s’apprête à dévoiler, à la télévision espagnole, une minisérie sur les violences policières, Antidisturbios. Prolifique, en plus d’être surdoué ? En tout cas, on a hâte.
Valentin Maniglia
Madre, de Rodrigo Sorogoyen.
Un bouleversant portrait de femme
Une femme reçoit un coup de fil de son fils de six ans, seul, perdu sur une plage. Cet échange sera leur dernier. Avant d’être le portrait d’une mère dévastée, Madre, en salle ce mercredi, a longtemps été un court métrage haletant et multiprimé. Pour son réalisateur, Rodrigo Sorogoyen, ce court métrage avait le potentiel pour se transformer en une «grande scène d’ouverture» d’un film plus long. Même s’il n’était pas question de lancer ensuite son personnage «dans une recherche de l’enfant perdu». Pas d’enquête, suspense ou rebondissements au programme de son cinquième long métrage, qui privilégie l’exploration du trauma, explique-t-il.
S’il a repris la matrice de son court métrage (la scène du coup de fil filmé en un plan séquence virtuose de 17 minutes), c’est pour mieux ensuite s’en détacher et imaginer son personnage, dix ans plus tard, sur la plage où son enfant a disparu. Elena (Marta Nieto) a quitté l’Espagne et est devenue serveuse dans ce coin des Landes qui a abrité le drame. Elle tente de se reconstruire, de refaire sa vie, mais vacille quand elle croise un jeune Français, Jean (Jules Poirier), qui lui fait penser à son fils. S’ensuit une relation faite d’attirance, qui dérange leur entourage – son compagnon, Joseba, et la famille de l’adolescent – et fait penser au Souffle au cœur de Louis Malle, référence assumée de Sorogoyen, un film sur une relation tendre et ambiguë entre une mère et son fils. Elena est-elle amoureuse de Jean ? Imagine-t-elle avoir retrouvé son fils ? Veut-elle lui faire du mal ? Le réalisateur a refusé de donner des directions à ses acteurs pour mieux suggérer l’ambiguïté entre les personnages.
Sorti en novembre 2019 en Espagne, le film a «été difficilement reçu» par le public, peut-être «mal à l’aise» face au trouble qu’il dégage, avance le trentenaire. Après deux thrillers avec l’acteur Antonio de la Torre, Rodrigo Sorogoyen a aimé se concentrer sur un personnage féminin. «Il y a encore trop d’exigences dans la représentation des femmes à l’écran, trop de clichés», surtout en Espagne, assure-t-il.