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[Cinéma] «Los delincuentes», film d’argent et d’anarchie


«Les paysages et forêts de la région de Córdoba, où nous avons tourné, sont rédempteurs» pour le personnage de Román, dit le réalisateur, Rodrigo Moreno. (Photos : wancacine)

Griffé de la patte des Films Fauves, Los delincuentes est un conte anarchiste sur l’argent, la recherche du bonheur et de la liberté. L’un des très grands films de 2024, de l’Argentin libre Rodrigo Moreno.

Morán (Daniel Elías) brise sa routine : en rangeant l’argent dans le coffre, il embarque l’équivalent de deux vies de salaire.

Morán (Daniel Elías) et Román (Estebán Bigliardi) sont deux salariés de banque modestes et sans histoire. Des employés à qui l’on peut faire confiance les yeux fermés, si bien qu’ils détiennent la clef du coffre. En réalité, les deux collègues s’ennuient profondément dans leur travail, piégés par leur propre routine, habitués qu’ils sont à compter et recompter les liasses avant de les ranger et fermer à clef. Toutes ces années, Morán a eu le temps de réfléchir et d’estimer que le bonheur a un prix : celui de leurs deux vies de salaire, qu’il pourrait simplement soutirer au coffre, en faisant une entorse aux règles qu’il a toujours suivies. Il le fait pour ainsi dire honnêtement, devant la caméra de surveillance, et en allant se dénoncer à la police – mais pas avant d’avoir confié le butin à Román, qui doit le surveiller les trois ans que dure sa peine de prison. «Il ne s’agit pas d’être millionnaire, il s’agit de pouvoir vivre sans travailler jusqu’au bout», résume le cinéaste argentin Rodrigo Moreno, de passage ce soir au cinéma Utopia pour présenter sa nouvelle œuvre, libre et salvatrice.

En Argentine, on est encerclé par les problèmes, économiques en particulier

Comédie de bureau, film de casse et drame existentiel, Los delincuentes joue sur tous les tableaux. Moreno signe une fresque de trois heures à hauteur d’hommes, eux-mêmes en quête de liberté. C’est elle aussi qui a été la boussole du réalisateur sur ce projet au long cours, tourné sur cinq ans et suivi depuis le début par le Luxembourg via l’aide aux cinémas du monde (Cineworld) du Film Fund et, surtout, par Les Films Fauves. Ce sont eux qui ont «permis» à Rodrigo Moreno «de réfléchir à terminer sérieusement le film», fin 2018, après deux semaines d’un tournage qui procèdera par épisodes, au gré des nouveaux financements, des disponibilités des acteurs et des règles imposées par l’inévitable Covid-19. Au lendemain de la première cannoise de Los delincuentes (en sélection Un certain regard), Rodrigo Moreno confiait au Quotidien : «En Argentine, on est encerclé par les problèmes, économiques en particulier.» Il a relevé celui-ci avec patience, faisant du temps un «avantage» et évitant de «forcer les obstacles».

Ses antihéros, auxquels s’identifie l’auteur (après tout, leurs initiales sont R et M), en viennent à développer le même constat. Pas vraiment taillé pour la vie en prison, Morán entre sous la «protection» d’un boss de la mafia – contre rémunération, s’entend –, mais profite de ses trois années à l’ombre pour se plonger dans la poésie marginale de Ricardo Zelarayán, dont il lit, relit et connaît par cœur des passages entiers. À l’extérieur, son complice, soupçonné d’être impliqué dans le larcin, subit la pression des interrogatoires, et part retrouver le cash loin de Buenos Aires, dans la pampa la plus sauvage; là, il rencontre un groupe d’artistes et fermiers, vivant libres en pleine nature, et partagera quelques jours à leurs côtés pour une expérience transformative.

De l’angoisse à la liberté

Los delincuentes est un film anarchiste et hors du temps, mais il ne débarque pas à n’importe quel moment : depuis la première du film sur la Croisette en mai dernier, l’Argentine a rompu par les urnes avec son héritage péroniste en élisant le candidat d’ultradroite Javier Milei. Dans une vidéo tristement célèbre, on voit le président «anarcho-capitaliste», star des réseaux sociaux, annoncer ses premières mesures : couper les «orgies de dépenses publiques» qu’il juge être des «aberrations», telles que l’Éducation, la Culture, l’Agriculture, et tout le système de santé. Le cinéma argentin, dont la politique de financement public se fait sur le modèle français (la taxe est comprise dans le prix du billet), est donc aussi en péril. Avec une caméra omnisciente et souvent fixe, mais jamais statique, Rodrigo Moreno met lui en scène un conte anticapitaliste aux antipodes de la pensée au pouvoir. L’argent est, pour Morán et Román, le principal moteur de cette quête de liberté, jamais sa finalité. Et si la banque est un lieu sacré pour l’homme d’État à rouflaquettes, Rodrigo Moreno la filme à son plus sinistre et dépassé.

En son milieu, le film bascule dans une deuxième moitié qui délaisse l’angoisse citadine et la vie carcérale pour l’immensité de la nature. En trouvant une forme de liberté par la poésie, Morán s’échappe enfin de la prison mentale dans laquelle le système l’a depuis longtemps pris au piège; pour cela, il lui a fallu couler ses jours derrière de vrais barreaux. Román, lui, traverse son existence à Buenos Aires avec toujours plus de pression. Sa libération à lui viendra à travers la beauté de la nature, le temps libre et une brève romance qu’il noue avec l’une des deux sœurs fermières, Norma et Morna. Dans cet ouragan de vie qui fonctionne par miroirs, doubles et anagrammes, le cinéaste met en scène les longues tirades poétiques, récitées dans une cellule grise mais au goût lumineux de révolte, avec la même virtuosité que les vues somptueuses de l’ouest sauvage de l’Argentine. Dans le même but, dit-il : «La poésie, c’est pour moi la plus belle porte vers la liberté.» À l’image, «les paysages et forêts de la région de Córdoba, où nous avons tourné, sont rédempteurs», d’autant plus qu’ils sont capturés au naturel.

«Réinterprétation dysfonctionnelle»

Récemment, la nouvelle vague du cinéma argentin née au début des années 2000 – dont Rodrigo Moreno est l’un des principaux représentants – s’affiche sur une ligne existentielle : The Human Surge 3 (Eduardo Williams, 2023), La Práctica (Martin Rejtman, 2023)… Ainsi que les œuvres hors normes du collectif El Pampero, dont La Flor (Mariano Llinás, 2018) et ses… 13 h 30 de film(s)!, ou le plus récent Trenque Lauquen (Laura Citarella, 2023). Los delincuentes s’inscrit dans le même courant, mais s’éloigne de ses tendances avant-gardistes pour revisiter l’âge d’or du cinéma argentin. Le titre du film, comme le fil rouge de l’intrigue et le nom de Morán proviennent du film noir Apenas un delincuente (Hugo Fregonese, 1949). Avec son film, Moreno dit en livrer une «réinterprétation dysfonctionnelle», dans un but précis : «Cette histoire reflétait les désirs de richesse dans le monde d’après-guerre, en écho aux poussées du capitalisme. Il m’était intéressant de la revoir sous un angle plus moderne, avec un personnage qui symbolise la lutte actuelle de l’homme face aux demandes toujours plus excessives de la machine capitaliste – et qui essaie de se libérer des contraintes du travail.»

Mon geste le plus « Nouvelle Vague », c’est cette envie de revisiter le cinéma classique

Autre influence : les cinémas européens d’art et essai de la fin des années 1960 aux premières années 1970, dont une «certaine tendance» du cinéma français (Bresson, Rivette, Rohmer, mais aussi Melville, Godard, Eustache). Los delincuentes est un film pop à sa manière, qui cite ses références sans complexe, et par souci de cohérence; il en va de même pour la bande-son, qui offre le blues électrique Ádonde está la libertad, de Pappo, sur un final à la sauce western et décidément existentiel. Rodrigo Moreno se défend de tout «message», préférant laisser le film, véritable souffle de liberté, parler de lui-même, avec son propre langage enivrant : au final, on «ne s’intéresse pas à ce qu’est devenu l’argent, mais au processus d’une décision qui change une vie».

Los delincuentes, de Rodrigo Moreno.

Avant-première ce soir, à 20 h
(en présence du réalisateur).
Utopia – Luxembourg.