Coproduit au Luxembourg, Hinterland, nouveau long métrage du cinéaste autrichien Stefan Ruzowitzky, lâche un tueur cruel en pleine Vienne expressionniste dans l’après-Première Guerre mondiale. De quoi faire des cauchemars…
L’atmosphère poisseuse et dépressive – dans tous les sens du terme – du dernier film de Stefan Ruzowitzky, Hinterland, a quelque chose d’un cauchemar. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Autriche connaît une grande crise; le héros, Peter Perg (Murathan Muslu), plus encore.
Comme des millions d’Autrichiens, il a tout perdu à la guerre, et revient, après avoir été fait prisonnier de guerre trois ans, dans une Vienne défigurée et vidée de ceux qu’il aime. Mais ses anciens instincts d’inspecteur de police se réveillent quand d’anciens soldats, prisonniers de guerre eux aussi, sont retrouvés morts les uns après les autres.
«L’histoire, dans un sens, est celle d’une nouvelle graphique, un peu exagérée, un peu stylisée, mais basée néanmoins sur la réalité de la société à l’époque», disait lundi le réalisateur autrichien, de passage à Luxembourg pour présenter en avant-première Hinterland, coproduit par la société grand-ducale Amour Fou.
L’atmosphère délétère des premières années 1920
Il y a certes des affinités avec Alan Moore ou Ed Brubaker, notamment dans «les meurtres grotesques, les façons bouffonnes auxquels le meurtrier a recours pour exposer des cadavres», mais Stefan Ruzowitzky s’emploie surtout à retransmettre l’atmosphère délétère des premières années 1920, une période «déshumanisée». «Toutes les jeunes personnes avaient vu et vécu des choses si horribles : la guerre, la famine… C’était aussi une époque où les normes morales étaient remises en cause. Un meurtrier, à cette époque, n’aurait attiré aucune attention.»
Dans Hinterland, le meurtrier fait la une des journaux, mais ses crimes ne provoquent pas l’hystérie collective, comme le faisait dans la ville allemande sans nom le tueur de M – Eine Stadt sucht einen Mörder (Fritz Lang, 1931). Stefan Ruzowitzky tempère et se défend d’avoir réalisé un film de tueur en série : «Le criminel du film, je l’appellerais plutôt « concept killer »», rit-il, «un peu comme le tueur dans Seven (David Fincher, 1995). Il a un plan très précis, et j’imagine qu’il ne continuera pas à tuer après qu’il aura « fini son travail ».»
Lui-même réalisateur par le passé de plusieurs films d’horreur – dont l’excellent Anatomie (2000) et le sous-estimé Cold Hell (2017) –, Ruzowitzky trouve dans les séquences les plus grand-guignolesques de Hinterland «une certaine poésie à ne pas juste massacrer des gens mais créer des tableaux» à partir d’actes morbides.
Tourné entièrement en studio sur fond bleu
Le personnage de Peter Perg revient transformé de la guerre – «la guerre détruit les âmes des gens, et c’est l’âme de la société qui a été détruite dans la Première Guerre mondiale», souligne le réalisateur – et dans une ville qu’il ne reconnaît plus. Le spectateur non plus, d’ailleurs : Hinterland occupe une place à part dans le cinéma d’aujourd’hui puisqu’il opte pour une esthétique expressionniste.
Ainsi, il fait revivre, à un siècle d’écart, le mouvement cinématographique porté par Fritz Lang, Robert Wiene (Das Cabinet des Dr. Caligari, 1920) et Friedrich Wilhelm Murnau (Nosferatu, 1922), dans un film entièrement tourné en studio, au Luxembourg et en Autriche, et exclusivement sur fond bleu. «L’idée n’était pas de copier l’expressionnisme, mais de montrer la même chose. Nous partageons avec l’expressionnisme allemand cette idée d’un monde déformé.»
Quand il parle de Hinterland, Stefan Ruzowitzky ne parle pas de «mon», mais de «notre» film, preuve supplémentaire qu’il s’agit bien du travail d’une grande équipe, à commencer par celles qui ont mis au point son esthétique extraordinaire, toile d’araignée dans laquelle est pris son protagoniste. L’expressionnisme, pour Ruzowitzky, est «la seule solution esthétique» pour aborder une telle période, «que les gens percevaient comme une catastrophe majeure, une grosse crise.
La Vienne d’il y a cent ans : une atmosphère familière
Beaucoup ne se sentaient pas en sécurité, avaient l’impression d’être inexistants dans la société», avant que leur douleur ne soit récupérée par les partis extrêmes, le national-socialisme d’un côté, le communisme de l’autre, et dont la présence dans le film est très prégnante. Ce sentiment d’insécurité, on trouvait déjà «dans la littérature de l’époque», chez Céline par exemple, et «dans l’apparition de nouveaux mouvements dans les arts», auxquels le réalisateur rend ici hommage.
De cette «époque folle», le réalisateur, oscarisé en 2008 pour Die Fälscher, tient à montrer le mal profond : personnes estropiées, sans-abri et psychologiquement troublées peuplent le film, comme c’était le cas dans la Vienne bien réelle d’il y a cent ans. Et si le décor est bien différent de ce que l’on connaît, l’atmosphère qui règne dans la société fait curieusement penser à celle d’aujourd’hui.
«Je n’irais pas jusqu’à comparer les deux époques, dit Stefan Ruzowitzky, mais dans les deux cas, on est à un moment de l’histoire où des valeurs fondamentales, qui existent depuis des décennies voire des siècles, sont remises en question. Cela terrifie les gens, et leur seule réponse, c’est l’agression. Ça arrive tous les jours sur Facebook! Il y a certainement des parallèles entre les deux époques, mais si l’on prend les années vingt en exemple… ça n’a pas bien fini.»
Valentin Maniglia
Hinterland, de Stefan Ruzowitzky.