Fabrizio Maltese a hérité de l’invitation faite à Pol Cruchten par le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, avant le décès du réalisateur luxembourgeois en 2019. En résulte un voyage méditatif, en salles ce mercredi.
Après avoir reçu trois César en 2015 pour Timbuktu (meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur scénario original), le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako a développé un projet de film avec Pol Cruchten, dans les limbes à la suite du décès subit du pionnier du cinéma luxembourgeois, le 3 juillet 2019, à l’âge de 55 ans.
Parti en Mauritanie sur les traces de son mentor, le photographe, cinéaste et documentariste Fabrizio Maltese, invité à son tour à compléter le projet («Ce film, ça a été toute une série d’invitations», glisse-t-il), raconte son voyage, une quête floue doublée d’un étrange jeu de piste à travers le désert, dans L’Invitation, dont les scènes et images d’une beauté à couper le souffle seront visibles sur grand écran dès demain.
Une errance écrite en temps réel, grâce au «soutien fort» de Stéphan Roelants qui, depuis le Luxembourg, a permis à Fabrizio Maltese «d’atteindre l’épaisseur que je cherchais».
L’Invitation a été lancée à l’origine par Abderrahmane Sissako à Pol Cruchten, qui vous a ensuite demandé de l’accompagner. Pouvez-vous raconter les prémices du projet ?
Fabrizio Maltese : Au début de l’été 2019, Pol Cruchten m’a contacté pour être directeur de la photographie sur son projet. Il m’a demandé ça « à la Pol » : il n’y avait pas de scénario, tout était encore flou, mais avec déjà beaucoup d’énergie et d’idées, un vrai magma en fusion. L’idée de base, c’était d’aller boire un thé sur une dune avec Abderrahmane.
J’ai été flatté par sa proposition; Pol était et reste encore aujourd’hui une référence dans notre cinéma. Il m’a dit : « J’ai vu comment tu filmes le désert et comment tu photographies les gens. Vous, les Italiens, vous avez inventé la lumière. » Selon Pol, j’avais le Caravage dans le sang (rires) ! Cette première rencontre autour du projet, c’était fin juin; on devait se retrouver quelques mois plus tard à La Rochelle et j’ai eu la nouvelle de son décès deux jours avant notre rendez-vous. Ça a été un traumatisme.
Comment s’est faite la transition vers un nouveau film – le vôtre ?
Très rapidement, il a fallu qu’on se demande ce que l’on allait faire de ce film. C’est l’entourage de Pol, à commencer par les producteurs de Red Lion, Jeanne Gleiben, sa compagne, et Vincent Quénault, qui m’a invité à continuer ce projet. J’ai senti le poids énorme de cette responsabilité, jusqu’au moment où je me suis senti prêt à accepter.
Ce qui était clair, c’est que ça n’allait pas être le film de Pol, mais le mien, avec Pol et toutes ses intentions dedans. Ce n’était pas une condition, mais bien une nécessité. Je crois que Jeanne et Vincent l’ont compris, puisqu’ils l’ont accepté. Lors du tournage en Afrique, on a essayé de transmettre cette quête que Pol nous avait confiée, sans savoir au juste ce que l’on recherchait.
On était très clairs à ce propos quand on rencontrait des gens, qui, curieusement, acceptaient tout de suite la quête bizarre de ces Blancs venus chercher un autre Blanc qui n’était plus là.
Décor récurrent de vos films, le désert est ici symbole d’absence. Comment celle-ci se traduit-elle à l’écran ?
Il y avait une part de jeu, pour Abderrahmane, de nous donner rendez-vous dans des lieux pas possibles, puis de nous poser un lapin afin de nous laisser découvrir ce lieu. Et c’est vrai : on n’aurait jamais découvert la Mauritanie seuls, comme on l’a fait, sans lui. Mais notre quête concernait Pol, et je peux dire qu’il est venu avec nous.
On sentait sa présence, autour d’évènements un peu bizarres. Par exemple, j’utilisais pour la première fois une Steadicam (NDLR : un système de stabilisation permettant un mouvement fluide pour la prise de vue en caméra portée); on était dans la maison d’Abderrahmane, à Saint-Louis, et je sentais cette caméra qui bougeait, légèrement, mais de manière indépendante. Elle posait un regard curieux sur le lieu, sur l’équipe, sur moi…
C’était probablement une première hallucination avant le désert, due à des ressorts pas très bien calibrés, mais ça m’a donné l’idée de ce concept qui apparaît dans le film, avec une caméra qui raconte et une autre qui observe.
Le plus gros défi de ce film est arrivé au montage, quand il s’agissait de construire un récit à partir d’un tournage improvisé
Lâché dans le désert sans scénario, l’écriture du film semble avoir été un énorme défi pour vous…
Oui, le premier challenge a été le tournage, pour lequel on était dans un lieu inconnu, sans filet de sécurité, et où l’on s’est perdu plusieurs fois. Ça faisait partie du jeu… Le matin, on se levait et on décidait ce qu’on allait filmer : par exemple, le retour d’un train qui assurait la liaison entre un village du Sahara occidental et une mine. Le guide nous a dit : « C’est à côté », et on a embarqué pour six heures de route (rires) !
À notre arrivée dans ce village en plein désert, traversé par une voie ferrée, on s’est retrouvé au milieu d’une explosion d’humanité. Au retour, on ne savait pas exactement ce que l’on avait filmé ni ce que cela racontait, mais on savait qu’on avait saisi quelque chose de fort, et qu’on avait donc bouclé notre journée. Le plus gros défi de ce film est donc arrivé plus tard, au montage, quand il s’agissait de construire un récit à partir d’un tournage improvisé.
Vous a-t-il fallu repenser votre façon de filmer et de raconter, dans ce pays inconnu dont vous n’aviez pas les codes ?
Chaque jour, j’ai appris quelque chose de nouveau, et ça me préparait au jour suivant. L’attitude que j’avais au premier jour était très pragmatique : la Mauritanie est un grand pays traversé par deux routes, il fallait donc organiser notre tournage. Mais après qu’Abderrahmane nous a fait faire des allers-retours entre la frontière et la capitale, puis la brousse et à nouveau la capitale, j’ai compris que la planification était une mauvaise technique d’approche.
C’était d’autant plus dur de s’adapter que mon équipe n’avait jamais travaillé sans que tout soit bien défini, sans plan de travail… Il a fallu les convaincre de suivre le courant. Quand on a su se laisser porter, tout nous émerveillait : un arbre au milieu de la brousse, un gamin avec un troupeau de chèvres, ou une communauté utopiste en plein désert. Ces choses-là, on ne peut pas les raconter, en plus dans un pays particulier, très différent même des pays qui l’entourent.
Durant le montage de L’Invitation, le décès de votre mère vous a amené à revenir dans la maison familiale, en Italie, où vous avez tourné un autre film en confinement. L’Invitation et I fiori persi se répondent sur les sujets de la perte et de la filiation…
Il y avait effectivement un rapport de mentor à disciple – un lien père-fils, par extension – entre Pol et moi. Plus important encore, il y a eu une sorte de transfert, un passage de relais. Pol avait rencontré « son » Abderrahmane, cette petite étincelle humaine qu’il a voulu suivre. J’apprécie énormément Abderrahmane Sissako et son cinéma, mais le rapport que nous entretenions était différent, et je ne voulais pas interférer avec ce lien que Pol avait avec lui, encore moins essayer de le recréer.
Mais il se passe toutes sortes de choses bizarres dans le désert : lorsque j’étais complètement perdu, j’ai trouvé « mon » Abderrahmane, ou c’est lui qui m’a trouvé. En tout cas, j’avais l’impression que cet homme, qui portait le même prénom, était envoyé du ciel. C’est lui qui m’a pratiquement donné la clef de lecture de ce voyage, de cette quête.
Avec lui, j’ai noué un lien très fort, qui s’est renforcé à mesure qu’il m’a fait découvrir des endroits exceptionnels, comme la communauté Maata Moulana, sorte de ville idéale isolée du reste du monde, dans laquelle on prône un islam fait d’amour et de tolérance, aux antipodes de l’islam radical qui règne non loin de là, au Mali, avec les jihadistes. Pol a rencontré son Abderrahmane, et c’est aussi un Abderrahmane qui m’a transmis beaucoup de choses.
«I fiori persi», journal intime, poème filmé
En février, Abderrahmane Sissako présentera à la Berlinale Black Tea, son premier film depuis Timbuktu, coproduit au Luxembourg par Red Lion. Avez-vous eu l’occasion de le retrouver depuis votre voyage?
Il a vu le film et m’a envoyé un très beau message dans la foulée, des mots qui m’ont beaucoup touché, mais on ne s’est plus rencontrés. Ou plutôt, si, je l’ai rencontré… de la manière dont lui souhaitait qu’on le rencontre (sourire).
L’Invitation, de Fabrizio Maltese. Sortie ce mercredi. Séance en présence du réalisateur, mercredi à 20 h à l’Utopia – Luxembourg.