Profitant d’une restauration 4K, le troublant Dogtooth ressort sur les écrans, quinze ans après avoir étonné les festivals et imposé un nouveau réalisateur à la patte singulière.
Aujourd’hui, il n’est plus question de douter de son talent, original à plus d’un titre, même si certaines critiques qualifient encore son écriture de «prétentieuse». En dix années et quasiment autant de films, Yorgos Lanthimos a su se faire un nom au-delà de la Grèce où il est né en 1973, mais dont il va s’éloigner pour mieux imposer sa patte provocatrice et son ton étrange. On est alors en 2011 : son pays d’origine vient de prendre de plein fouet la crise économique, et son cinéma tire la langue. Face aux difficultés chroniques de financement, le jeune cinéaste, ancien publicitaire et réalisateur de clips, file à Londres où il vit depuis avec sa femme actrice, Ariane Labed.
Un exil qui va s’avérer être un excellent choix, comme en témoigne une filmographie qui va, à partir de cette date, engranger les prix et les commentaires élogieux : il y a d’abord eu Alps, la même année, qui remporte un prix secondaire à la Mostra de Venise. Puis arrive The Lobster (2015), son premier film en anglais. Tourné en Irlande, il reçoit à Cannes le prix du jury et est nommé aux Oscars pour son scénario original, que le réalisateur a écrit avec son fidèle collaborateur Efthymis Filippou. À l’écran, aussi, une première star, Colin Farrell, prémices d’un défilé qui verra monter sur les tapis rouges du monde entier Olivia Colman, Rachel Weisz, Nicole Kidman, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Léa Seydoux et Jesse Plemons.
L’homme face aux conventions sociales
Sans oublier Emma Stone, fidèle au réalisateur (elle a joué dans ses trois derniers films) et qui, grâce à son rôle dans Poor Things, a décroché son second Oscar cette année (après celui obtenu pour La La Land). Le reste des distinctions glanées par Yorgos Lanthimos confirment sa réputation : un prix du scénario, toujours sur la Croisette, pour The Killing of a Sacred Deer (2015), un Lion d’or à Venise (Poor Things), des prix d’interprétation pour ses comédien(ne)s et des nominations à la pelle (comme celui de meilleur réalisateur et de meilleur film aux Oscars en 2019 pour The Favorite). Avant cette collection, il y a eu un film, resté en retrait malgré sa résonance en France (prix Un certain regard à Cannes) et outre-Atlantique (nominé pour l’Oscar du meilleur film étranger) : Dogtooth, second long métrage après l’obscur Kinetta (2005).
Cette semaine, il fait ainsi l’objet d’une nouvelle sortie après une restauration 4K, confie le groupe Kinepolis, quinze ans après avoir dérangé avec son atmosphère sombre à l’humour grinçant. Pour les cinéphiles, la filiation avec l’œuvre de Michael Haneke et celle de Luis Buñuel (notamment L’Ange exterminateur de 1962) est évidente, même si Yorgos Lanthimos s’inscrit plus volontiers dans l’héritage de Michalis Cacoyannis (Zorba le Grec, 1964). Pour les autres, c’est d’abord un film étrange, fait d’effets visuels appuyés et fort d’une maîtrise formelle. En tout cas, celui-ci porte déjà en lui les thèmes préférés du cinéaste : les relations humaines face aux conventions sociales et les pathologies du pouvoir, le tout passé au filtre d’une représentation fantasque et fantasmée.
Punitions corporelles et récompenses
Ici, la loupe est posée sur une famille pas comme les autres, miroir grossissant d’un huis clos qui s’apparente à une dictature. Dans une villa située quelque part en Grèce, ceinturée d’une haute palissade, un couple élève ses trois enfants (déjà grands) à l’écart du monde. Ces deux sœurs et ce frère ne franchissent jamais les limites du jardin, convaincus que de terribles dangers les guettent.
Tout y est codifié : le lexique et les objets sont détournés de leur signification primaire (les avions qui passent au-dessus de la maison sont des jouets, les zombies sont des fleurs jaunes, une carabine un oiseau…). Aux jeux et entraînements se succèdent des punitions corporelles ou des récompenses. Alors que le téléphone est caché et que la télévision ne sert qu’à diffuser des films de famille, le seul contact avec l’extérieur sont les visites de Christina, agent de sécurité dans l’usine du père, engagée pour satisfaire les besoins sexuels du fils. Mais avec elle, c’est tout un système qui va vaciller sur ses bases…
Chorégraphie absurde, colin-maillard survivaliste, faux frère vivant au-delà de la clôture, passe-temps dangereux (comme s’amuser à se brûler ou à s’anesthésier au chloroforme) : Yorgos Lanthimos déroule un univers troublant et absurde où se mêlent manipulation mentale, menace, sexe, perversion du langage et mensonges (ils seront en âge de partir lorsque leurs canines tomberont, dit-on aux enfants), sans justifier, à aucun moment, les raisons de ce système éducatif pervers.
Mieux, il l’enrobe de spécificités techniques : absence de musique, plans fixes, silences, teintes froides… Une palette qui se joue des contrastes, fable calme en apparence, mais en réalité violente dissection de ce qu’est une autocratie (de poche). On n’avait pas vu pareille vision familiale tranchante depuis Brutti, sporchi e cattivi d’Ettore Scola (1976). Il fallait le faire.
Dogtooth, de Yorgos Lanthimos.