Joy Hoffmann, ancien responsable du département Film au CNA, raconte en détail dans une série documentaire, sur la base d’archives et d’interviews, «son» quartier du Limpertsberg et, par extension, plus de cent ans d’histoire de la ville de Luxembourg.
L’introduction, à chacun des six épisodes, est toujours la même : Joy Hoffmann, producteur plus ou moins direct d’une trentaine de documentaires sur le Luxembourg, replonge dans le passé et pose les bases de son attachement au Limpertsberg, quartier qu’il n’a jamais quitté. Un enracinement qui remonte aux années 50-60, où on le retrouve en culotte courte comme ses deux frères, résidant en haut de l’avenue de la Faïencerie. Enfant de chœur, scout et élève au lycée de garçons : son parcours ressemble à celui de beaucoup d’enfants de son âge.
Aujourd’hui, à 71 ans, il lâche avec du recul et sur cette récurrente présentation : «Je connais ce quartier dans ses grandes lignes», avouant avoir encore, sur le sujet, «des histoires à écouter et des mystères à éclaircir». D’où cette généreuse série de 208 minutes, visible en deux parties au cinéma depuis mercredi, avant une diffusion sur RTL prévue pour la fin de l’année. Il détaille : «Quoi de plus naturel que de consacrer un film à son quartier ! Et à ma connaissance, aucun documentaire n’avait été réalisé sur le Limpertsberg ou sur la ville de Luxembourg», en dehors de films touristiques vieux de plus d’un demi-siècle.
Un nom qui ne dit plus rien à personne
L’oubli est donc corrigé, à travers une approche qui mêle petite et grande histoire. Remontant jusqu’en 1850, Joy Hoffmann a, selon ses aveux, «longtemps hésité entre une démarche factuelle et personnelle». Il choisira finalement l’entre-deux, combinant ses propres souvenirs à ceux d’autres intervenants pour constituer un récit historiquement fiable. Afin de «valoriser les trésors du CNA», le réalisateur s’appuie sur de nombreuses images d’archives, des plans d’urbanisation, des images plus récentes tournées entre 2016 et 2020. Et si, dès les premières minutes, on apprend que «plus personne» ne sait vraiment d’où vient le nom du quartier, d’autres souvenirs sont bien heureusement plus tenaces.
Au gré des anecdotes et des commentaires en voix-off de Sophie Langevin et Denis Jousselin (pour la version française), on bascule ainsi régulièrement entre passé et présent qui, ironie de l’Histoire, restent parfois connectés. Symboles de cette persistance, l’ancienne forteresse et l’actuelle muraille de banques, haute de huit étages (située le long du Glacis), donnent toujours au quartier un aspect en «vase clos». Le rempart passé, et sous l’œil du cinéaste averti (il est notamment cofondateur de l’Utopia et du Luxembourg City Film Festival), on découvre un Limpertsberg florissant, abordé sous toutes ses coutures : ses bases agricoles (et horticoles), son développement, ses petits commerces, sa vie artistique et, aujourd’hui, ses banques et ses écoles (trop) abondantes.
Le concert de Queen au Blow Up
Au fil des épisodes et des évolutions structurelles, il y a tout de même une constante : une frontière qui existe surtout «dans les têtes» entre le quartier «haut», domaine des ordres religieux, des grands exploitants et des intellectuels (avocat, professeur, banquier), et celui du «bas», terre des artisans, des ouvriers et haut lieu du divertissement, allant des anciens cafés aux établissements culturels (Ba-Ta-Clan, cirque Renquin, théâtre Gaîté…) jusqu’à l’indéboulonnable Schueberfouer. Entre les deux, la vie bat son plein et s’apprécie à hauteur d’enfants comme de jeunes adultes.
À travers les yeux et les impressions de locaux, comme le musicien Serge Tonnar, le graphiste Sumo, les hommes de théâtre Charles Muller et Steve Karier (pour ne citer qu’eux), sans oublier des habitants et étudiants, on redécouvre les coups de pédale du fringuant Charly Gaul en 1956, on flâne d’épiceries en boulangeries, on joue à la guerre des boutons près du bois des sorcières, en évitant de s’approcher trop près de la ferme «mal famée» des Ledrut. On s’offre un moment cinéma à l’Utopia, auquel on accède sur des bouts de planches «à la Indiana Jones», et pour se remettre de toutes ces émotions, on va célébrer l’insouciance au Blow Up, boîte de nuit mythique avec sa piste de danse en verre. Même le groupe Queen y est passé en 1973 pour l’un de ses tout premiers concerts. C’est Brian May, le guitariste du groupe et le plus prestigieux des intervenants du documentaire, qui le dit !
Derrière les portes closes du «Kannerland»
Faute d’images, d’informations précises ou par simple choix, Joy Hoffmann n’aborde pas tout : il met ainsi de côté la Première Guerre Mondiale, «pas assez intéressante» du point de vue du Limpertsberg, mais aussi d’autres sujets, déjà détaillés en livre ou dans d’autres formats (c’est notamment le cas du cimetière Notre-Dame, qui «mériterait un film à lui tout seul»). Par contre, il s’attarde sur l’industrie de la culture de la rose qui, durant 80 ans (1857-1937), était connue dans le monde entier. «C’est étonnant qu’il n’existe aucune recherche approfondie dessus. Il est grand temps que ça se fasse !», lâche le cinéaste, notant tout de même l’intéressant ouvrage Luxembourg – Pays de la rose, de Heidi Howcroft et Marianne Majerus.
Autre thématique sur laquelle il s’arrête plus longuement : l’intégration de la jeunesse à travers deux lieux contraires. Soit le «Veräinshaus» paroissial, aux rassemblements décomplexés, et surtout le «Kannerland», où orphelins et enfants défavorisés recevaient une éducation autrement plus traumatisante… Deux témoignages – dont un anonyme – racontent ainsi les sévices et le sadisme cachés entre quatre murs, car l’endroit devenait, à chaque visite (même de la part des autorités), «le meilleur des mondes». À la triste histoire de la sœur et son berger allemand, d’autres, toujours canines, redonnent le sourire, comme celle de Pit Oberweis, dont les petits fours – aujourd’hui bien connus – étaient très appréciés du chien de l’ancien directeur de l’Arbed…
Une histoire typique de la vie d’autres quartiers
Enfin, dans son approche transversale, Joy Hoffmann ne néglige pas non plus la Seconde Guerre mondiale, avec son lot de résistants, de collaborateurs et de déportés, sans oublier «les grandes manifestations nazies» dans les halls d’exposition. Parti de la chapelle du Glacis, à «l’origine du quartier» – dont on a, dans un autre clin d’œil de l’Histoire, retrouvé les vestiges lors des travaux pour le nouveau tramway –, le réalisateur ne pouvait terminer son documentaire qu’avec un dernier épisode soulevant des problématiques plus contemporaines : l’immigration portugaise, le centre de réfugiés Don Bosco, l’arrivée de nombreux banquiers et fonctionnaires, le développement «anarchique» et désordonné des établissements scolaires, le péché urbanistique, la gentrification galopante…
De quoi, en tout cas, en apprendre plus sur le Limpertsberg qui, aujourd’hui, rassemble près de 11 000 âmes. Les plus curieuses sauront ainsi où elles ont mis les pieds. Pour les autres de la lointaine capitale, le réalisateur a déjà une réponse appropriée : «Ce film est typique de la vie d’autres quartiers : on y parle du rôle de l’Église, de scoutisme, de l’avénement de la voiture, de la disparition des petits commerces, de la ségrégation nord-sud… En fin de compte, il reflète, selon moi, plus de cent ans d’histoire de la ville de Luxembourg, voire de l’histoire nationale. J’espère, du coup, que les spectateurs s’y retrouveront, même s’ils ne sont pas du Limpertsberg!»
Grégory Cimatti
De Lampertsbierg,
de Joy Hoffmann.
Actuellement au cinéma.
À lire : De Lampertsbierg,
histoire d’un quartier florissant
(Lampertsbierger Geschichtsfrënn).