Le premier film de Christos Nikou prouve que la «Weird Wave» grecque n’a pas fini d’évoluer. Cette fable pour adultes, à la fois absurde, dramatique et réaliste, enjoint au spectateur moderne de renouer avec sa mémoire et ses émotions.
Avec, comme chefs de file Yorgos Lanthimos (Canine, The Lobster) ou Alexander Voulgaris (Thread, Winona), le cinéma grec contemporain s’est fait remarquer dans les festivals et les salles de cinéma du monde entier grâce à sa bizarrerie.
Des comédies noires au ton déconcertant, lançant des charges plus ou moins féroces contre les dérives de la société actuelle et enveloppées dans des écrins à la plastique superbe : ces films n’ont pas démérité l’appellation de «Weird Wave» («la vague étrange») sous laquelle ils ont été regroupés.
Et le premier long métrage de Christos Nikou, Apples, débarque avec l’allure du petit dernier dans le mouvement, qui a pourtant déjà tout d’un grand.
Une parenté avec Yorgos Lanthimos
Christos Nikou n’accueille pas forcément à bras ouverts la comparaison avec ses compatriotes. «Pour être honnête, j’ai l’impression qu’il s’agit plutôt d’une coïncidence que Yorgos et moi soyons du même pays et que nous ayons des goûts et des références similaires», a-t-il déclaré pour le site des Golden Globes, lorsque Apples concourait pour le meilleur film en langue étrangère l’année dernière (il n’a pas été retenu parmi les finalistes).
Le réalisateur se réclame plutôt de Charlie Kaufman, Roy Andersson et Leos Carax, mais il a bel et bien commencé sa carrière en occupant la double fonction de scripte et assistant réalisateur de Yorgos Lanthimos sur Canine (2009). Par ailleurs, l’acteur principal de Apples, Aris Servetalis, était le protagoniste de Alps (2011), quatrième film – et le plus étrange – du même Lanthimos.
Un homme invité à se construire de nouveaux souvenirs
Le ton de Christos Nikou est certes moins froid et son film plus réaliste, mais force est de reconnaître que sa pomme n’est pas tombée loin du pommier…
Dans Apples, Aris Servetalis incarne, avec un naturel troublant, un homme frappé d’amnésie. Dans la société contemporaine – quoique dépourvue de nouvelles technologies – dans laquelle il évolue, une véritable épidémie vide les gens de leur mémoire.
Devant l’incapacité d’Aris à se souvenir de quoi que ce soit, et puisque personne ne vient le chercher, le centre qui l’a recueilli lui propose de suivre un programme permettant de se construire de nouveaux souvenirs. On dit à Aris que c’est une occasion de repartir de zéro, mais pour Christos Nikou, c’est une façon détournée de «nous pousser à nous séparer de notre personnalité».
Un propos politique
Car avec son image dépouillée, ce personnage qui habite le cadre de façon presque fantomatique et un format 1.33 utilisé comme une prison mentale, le réalisateur parle de notre propre mémoire et revendique son propos comme politique.
«Je crois que toute allégorie naît d’une approche politique. Voyez, lorsque les hommes politiques font des erreurs… on les a déjà oubliées une semaine plus tard et puis on vote pour eux à nouveau.»
Dans le film, deux objets aident Aris à se recréer une mémoire : un lecteur cassette, qui lui donne des instructions pour sa nouvelle vie –comment occuper ses journées, où sortir, avec qui… jusqu’à aller rendre visite à un «père» mourant –, et un Polaroid, pour immortaliser ces souvenirs.
Le fléau des nouvelles technologies
C’est qu’en évitant d’inclure les smartphones dans son film, Nikou critique une technologie «qui nous rend plus paresseux». «Dans le passé, on pouvait connaître jusqu’à cent numéros de téléphone; aujourd’hui, c’est tout juste si on s’en rappelle un ou deux. Même pour aller d’un endroit à l’autre, on utilise Google Maps au lieu de notre cerveau (…). J’ai le sentiment que l’on perd notre faculté à se souvenir des choses et des moments. Ce qui est étrange, c’est que, par conséquent, on finit aussi par oublier nos émotions.»
Au fond, les émotions – ou plutôt leur perte – sont le moteur de ce film curieux, qui commence comme une comédie noire pour se métamorphoser, au fil de la «reconstruction» d’Aris et de ses rencontres (puisqu’on l’incite aussi à fabriquer des relations amoureuses et sexuelles), en drame sinistre.
Les réseaux sociaux seraient aussi responsables de notre perte d’émotions, depuis que «les gens se préoccupent davantage de prendre un selfie ou d’être sur TikTok que de vivre dans le présent», affirme Christos Nikou.
Tout est donc définitivement perdu? Pas tout à fait : le cinéaste clôt sa fable pour adultes avec un plan final empli d’espoir… et d’émotion.
Apples, de Christos Nikou.
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