L’auteur Matthias Lehmann, décidé à renouer avec ses racines, dresse une impressionnante saga familiale, doublée à une fresque historique sur le Brésil qui court sur près de sept décennies. Magistral.
C’est un long récit, courant sur plus de 350 pages d’une extrême richesse, et surtout jamais avare en collisions. L’histoire d’un pays-continent, déchiré et sublimé par ses antagonismes. Tout au Brésil tient en effet à un équilibre précaire et magique, où la littérature répond aux télénovelas, le patronat aux syndicats, la foi à la fraude, la beauté de la saudade au metal militant de Sepultura, la famille au narcissisme, le communisme au fascisme, la bourgeoisie aux favelas… Matthias Lehmann, dans sa volonté de renouer avec ses racines (du côté de sa mère), compacte tout ça dans un ouvrage qui met à nu l’âme d’un peuple tout entier, avec au centre, deux personnages qui condensent ces multiples antagonismes, courant sur plus de 70 ans (1937-2003).
Inspiré de parents proches, l’auteur – a qui l’on doit déjà l’excellent La Favorite (2015) – plonge dans la vie des Wallace, une dynastie désargentée de Belo Horizonte, pour mieux comprendre la société brésilienne d’hier et d’aujourd’hui. Il y a le père, Oswaldo, à la tête de mines d’argent dans l’État du Minas Gerais (dans le sud-est du pays), qui gère son affaire comme sa famille : à la baguette! Il y a aussi la mère Maria-Augusta, solide pilier de la tribu, trois filles (Adélia, Ursula, Bérénice) et surtout deux frères, que tout oppose : Severino, l’aîné grassouillet à l’acné difficile, mais bienveillant; et Ramires, bellâtre fourbe et bête, héritier du patriarche pour ce qui est des combines et des abus.
La famille est le microcosme parfait pour raconter une société
Le premier, intellectuel de gauche, deviendra journaliste et écrivain. Le second, lui, obsédé sexuel et toujours endetté, fraiera avec la dictature militaire. C’est à travers ces deux destins que Matthias Lehmann raconte un pays plongé dans une période «dense en évènements», faite de bonds en avant et de retours en arrière, créant au sein de la population «une forme de fatalisme» et «un sentiment d’éternel recommencement». Six décennies de soubresauts politiques qui jonglent entre crises économiques, coups d’État appuyés par les affairistes, pouvoirs autoritaires, réformes et démocraties fragiles. Avec comme point d’orgue les «années de plomb» (1964-1984) – «chumbo» en portugais – ses traques et ses tortures opérées par le fameux Département de l’ordre politique et social (DOPS).
«La famille est le microcosme parfait pour raconter une société», explique dans le dossier de presse l’auteur, qui a mis trois ans et demi pour finaliser son ouvrage. On s’y réfère et on y revient pour caractériser ce qu’est le «déterminisme social», soit cette difficulté à s’affranchir de sa condition d’origine. On s’y éloigne dans les pas d’autres personnages, qui se croisent et se recroisent au fil des années, pour mieux souligner les névroses d’une société qui finira par mettre Jair Bolsonaro au pouvoir en 2019. Volontairement, afin de sortir «des clichés» qui servent souvent à définir ce pays, Matthias Lehmann met le football, la religion et la musique en arrière-plan pour aborder des thématiques plus universelles : la place de la femme, la liberté d’expression, le rapport entre les classes…
Mais la force de Chumbo tient également à son style, étonnant à plus d’un titre : il y a déjà cet emploi du noir et blanc, fait de hachures et de caricatures qui ramènent à la BD «underground» américaine, de Daniel Clowes à Art Spiegelman en passant bien sûr par Robert Crumb. Il y a aussi cette inventivité de tous les instants, qui emprunte à la publicité, au graphisme et au dessin de presse pour dévoiler un tas de bonnes idées (doubles pages, cases de multiples formats, reproduction de journaux d’époque, dessins satiriques…). Seul bémol : il aurait peut-être fallu insérer une frise chronologique, histoire de saisir plus facilement ce demi-siècle d’Histoire collective et familiale. Mais ça ne gâche rien à l’entreprise de Matthias Lehmann, qui a enfin «l’impression de véritablement connaître ce pays» qui lui est cher. Le lecteur aussi.
L’histoire
Dans la région du Minas Gerais, au sud-est du Brésil, l’opulent patriarche Oswaldo Wallace dirige ses mines avec autorité. Ses deux fils, Severino et Ramires, n’ont qu’un an d’écart, mais tout les oppose : le premier, engagé à gauche, deviendra journaliste puis écrivain, tandis que le second soutiendra les militaires qui vont exercer un pouvoir autoritaire pendant les «années de plomb» (1964-1984). «Chumbo», en portugais.