D’après le roman d’Antonio Tabucchi, « Pereira prétend » plonge dans le Portugal de Salazar à travers l’histoire d’un homme sans envergure pris dans le souffle révolutionnaire. Magnifique.
Depuis samedi, elle figure parmi les cinq finalistes du prix ACBD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée), l’un des plus importants du genre. Pereira prétend est en effet une réussite, celle de Pierre-Henry Gomont qui a su, en un an, rendre toute la splendeur du roman éponyme d’Antonio Tabucchi, sorti en 1994. Un ouvrage qui narre l’histoire d’un bon catholique, journaliste au Lisboa dans le Portugal de Salazar, dont la routine d’une existence lugubre va être bouleversée par une ferveur révolutionnaire.
Après Les Nuits de Saturne – déjà une adaptation d’un roman, celui de Marcus Malte (Carnage, Constellation) –, l’auteur revient avec un ouvrage fort pour «une réflexion sur l’engagement politique et sur comment ça se transmet». Portant avec justesse et passion les mots de Tabucchi, totalement «subjugué» par la ville de Lisbonne, il livre une BD aux couleurs tranchées et aux dessins sensibles, «inspirés des affichistes du début XXe siècle», avec, au passage, des trouvailles graphiques remarquables. À coup sûr l’une des plus belles réussites de l’année. Entretien.
Antonio Tabucchi
Pierre-Henry Gomont : «C’est l’un des livres préférés de mon éditeur, qui me l’a proposé. Au départ, il m’avait conseillé un polar qui se passait dans le Nord, mais ça ne m’a pas plu. Par contre, dès la lecture des premières lignes de Pereira prétend, j’ai immédiatement su que je voudrais l’adapter. La qualité de l’écriture d’Antonio Tabucchi est magnifique. La langue m’a parlé de suite, et j’ai lu ce roman en l’espace d’une soirée.»
Doutor Pereira
«C’est son humanité et sa trajectoire qui m’ont plu. Je me suis projeté complètement dans ce type, qui vit dans les bouquins, qui est absent au monde, qui souffre d’une forme de bovarysme… Honnêtement, beaucoup d’auteurs partagent cette situation (il rit). Sa prise de conscience n’est pas un coup d’éclat, elle mûrit doucement, à son rythme. C’est un pas qui est à sa mesure, conforme à ce qu’il est. J’ai trouvé ça très beau.»
Lisbonne
«J’y suis allé en juillet de l’année dernière, durant deux semaines, pour effectuer des croquis sur place. C’était une expérience très forte! Je n’ai volontairement pas pris Pereira prétend pour ne pas être influencé. Je voulais profiter pleinement de la ville ! Et ça m’a marqué au point que Lisbonne est restée dans le coin de ma tête tout au long de la réalisation de l’album. Mais ça a bouleversé mon dessin! Là-bas, l’air y est cristallin, tout est très net, et en même temps, c’est assez décrépi. J’étais parti sur la gouache, l’aquarelle… Au final, j’ai mis plus de temps à trouver la technique que pour faire les planches. Pendant quatre mois, c’était douloureux. Je détestais tout ce que je faisais. Une véritable crise artistique. Ce n’est pas une partie de plaisir que de changer de style, bien au contraire…»
Littérature
«Antonio Tabucchi est un érudit et quand il parle de littérature, c’est toujours très beau. C’est un des axes essentiels de la réflexion de ce roman : le livre, c’est tout, c’est le plus important. Cela se voit bien avec son personnage principal. Et les références en la matière dans le roman sont nombreuses et enrichissantes.»
Mort-vie
«Comme le roman, la BD démarre là-dessus. Ce qui m’a beaucoup touché, c’est l’angoisse de la finitude. Pereira a cette idée que sa vie va bientôt s’arrêter, puis il va prendre des décisions qui vont remettre en cause tout ce qu’il a fait jusqu’alors. Ces choix à contre-courant, d’un homme d’âge très mûr, vont lui donner un nouvel élan. Il va retrouver du souffle devant cette jeunesse complètement engagée dans son temps. Cette humilité-là, je la trouve très belle. Et le message que l’on peut tout remettre en question, y compris au dernier moment, a vraiment du sens.»
Engagement
«L’engagement est une question centrale. Tabucchi est un auteur engagé, et, à l’époque, il s’est opposé frontalement au régime de Berlusconi, ce qui lui a valu de nombreux procès, qui l’auraient ruiné s’il n’était pas mort avant… S’il écrit ce roman en 1994, c’est une métaphore de ce qui est en train de se passer en Italie. C’est une question qui se pose aujourd’hui, malheureusement. Quand on voit Donald Trump, le durcissement de la politique en France et tant d’autres choses, c’est très inquiétant. Ce livre a de fortes résonances actuelles. C’est là tout le talent de Tabucchi. Moi, je ne suis qu’un humble messager, à ma toute petite mesure…
Grégory Cimatti
Pereira prétend, de Pierre-Henry Gomont. Éditions Sarbacane.