Le dessinateur italien Igort raconte les 100 premiers jours de la guerre en Ukraine, à travers des récits de vie, de résistance et de dignité, du côté de la population civile.
En 2010, le dessinateur italien Igort publiait ses Cahiers ukrainiens, première tentative de BD-reportage de la part d’un auteur hyperactif qui, jusque-là, avait exploré à peu près tous les genres sauf celui-là. Les témoignages qu’il recueille sur place lui servent à dresser le portrait d’un pays qui s’est redécouvert après la chute de l’URSS. L’année suivante, ce sont des Cahiers russes qui paraissent sous sa plume, dans lesquels Igort parcourt les dernières années de la journaliste Anna Politkovskaïa, opposante à Vladimir Poutine assassinée à Moscou en 2006.
Les deux livres, vite considérés parmi les ouvrages de référence de l’auteur, ont été augmentés et réédités en 2015, au lendemain du début de la guerre du Donbass et de l’annexion de la Crimée. Et enrichis aujourd’hui d’un nouveau tome des Cahiers ukrainiens, Journal d’une invasion, qui relate les 100 jours qui ont suivi l’entrée des troupes russes en Ukraine, le 24 février 2022.
«Je m’appelle Igor, je suis italien. Igor est mon vrai prénom, un prénom russe», écrit l’auteur. Ayant baigné dans la culture russe «avant même que j’apprenne à lire», le natif de Cagliari, en Sardaigne, s’est marié en Ukraine, où vit encore aujourd’hui la famille de son épouse. Lorsque l’invasion russe de l’Ukraine a débuté, il y a bientôt un an jour pour jour, le dessinateur est resté pendu au téléphone avec ses proches, qui font tous le même constat : «Les canons tonnent. Les bâtiments s’émiettent (…) La destruction a débuté.»
À la différence de ses deux précédents ouvrages sur l’Ukraine et la Russie, Igort n’aura pas eu la possibilité de se rendre sur les zones de guerre qu’il raconte ici. Les dizaines de témoignages qu’il met en textes et en dessins ici, il les a recueillis par téléphone, et il dessinera dès le début du conflit, un crayon à la main et sa famille au bout du fil.
Ses dessins, que le quotidien La Repubblica ne tardera pas à publier, comme un autre regard sur la guerre en Ukraine, sont la composante d’un récit à mille éclats, parfois sur cinq pages, parfois sur deux lignes. À la différence de ce que l’on pouvait apprendre dans la presse écrite et sur les chaînes d’info, Igort ne s’intéresse pas une seconde aux manœuvres militaires et aux enjeux politiques – Poutine y est seulement dessiné dans un flash-back et le nom de Volodymyr Zelensky n’est même pas mentionné –, mais fait le récit de ces femmes et hommes, tous citoyens d’Ukraine, «des gens qui vivaient une existence normale», des civils dont la vie a été bouleversée d’un jour à l’autre. À travers cela, et bien que la tragédie et la mort soient bien souvent au bout du chemin, ce sont des récits de vie, de résistance et de dignité que transmet Igort.
Le monde est libre, monsieur Poutine, quoi que vous et votre cour en pensiez
Dans cet ouvrage, ce ne sont pas seulement l’actualité et les témoignages de proches et d’inconnus qui dirigent le récit. Certes, on avance de façon chronologique, et l’auteur, face à l’allongement de ce que Poutine avait prévu comme une guerre éclair de trois jours, montre plus volontiers des récits de résistance, comme l’odyssée de Misha ou le voyage infernal de six jours d’un jeune homme qui a quitté l’Ukraine. Ou le voyage d’une famille turque vivant dans la steppe ukrainienne, qui a cherché à rejoindre Istanbul après trois mois de guerre. Ou l’étrange histoire d’Anton, un habitant de Zaporijjia qui passe ses journées et ses nuits à scier du bois et à donner des coups de marteau, indifférent aux plaintes des voisins.
Mais dans ce Journal d’une invasion, on avance aussi au fil des pensées de l’auteur, tel fait d’actualité lui renvoyant la mémoire d’une autre histoire. C’est le cas lorsqu’il raconte le bombardement du théâtre de Marioupol, le 16 mars 2022, où s’étaient réfugiés des civils, qui lui fait revenir en tête la famine provoquée par Staline en 1932 et 1933, tuant des millions d’Ukrainiens.
Avec une narration fragmentée, qui passe du récit intime à la réflexion personnelle, en passant par le fait d’actualité et l’occasionnelle leçon d’histoire qui met en lumière des dynamiques méconnues dans les relations entre les deux pays (notamment lorsqu’il s’attarde sur l’histoire de l’extrême droite en Ukraine), Igort fait bien plus que le seul récit d’une guerre. Ce que prouvent les dernières pages, en forme de lettre adressée au président russe, lui demandant si, selon lui, l’infamie de l’invasion de l’Ukraine par son armée restera dans une mémoire collective de poisson rouge ou d’éléphant. La réponse est si évidente qu’elle est tue. Igort raconte l’armée russe dans ce qu’elle a de plus tragique comme de plus infâme, et montre la population ukrainienne dans ce qu’elle a de plus noble. En aucun cas, on n’oubliera cela.
Journal d’une invasion, d’Igort. Futuropolis.
L’histoire
Igort a vécu en Ukraine, la famille de son épouse y vit toujours. Après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, il donne une voix à ceux que, généralement, on entend peu : les gens ordinaires qui vivent et subissent les conséquences d’une guerre insensée et brutale. Un récit écrit en temps réel qui témoigne de l’horreur : une vie sous les bombardements, dans les villes assiégées… et puis la résistance, la détermination d’un peuple qui souffre, mais ne cède pas. Un livre bouleversant et essentiel dont l’espoir, la désillusion, la fierté et la solidarité construisent la structure dramatique.