Première BD traduite en français de l’Américain Lane Milburn, Hypnos reprend à son compte des thèmes prisés de la science-fiction pour livrer une observation fine et personnelle du monde actuel… et de ceux qui le peuplent.
Un monde de démesure taillé sur mesure pour vous… si vous en avez les moyens», prévient la quatrième de couverture. Le ton est donné. Bienvenue, donc, sur Hypnos, autre «planète bleue» qui promet la possibilité d’un nouveau monde, à l’heure où le nôtre se meurt. Science-fiction ? Pas que. L’auteur, Lane Milburn, choisit de ne pas dater son récit, et la vie sur Terre décrite par lui ne diffère en rien de notre époque actuelle. Tout juste donne-t-il un aperçu doucement futuriste, à la fin du premier acte, du départ pour la planète salvatrice, avec ces passagers anesthésiés et enfermés dans des cocons de verre… Combien de temps nous sépare de cette réalité dessinée ?
Tout quitter et fonder un monde utopique devrait être le luxe des pauvres. Dans Hypnos, premier ouvrage traduit en français d’une figure active de la bande dessinée alternative de Chicago, c’est seulement un luxe. Le concept rappelle celui du film Elysium (Neill Blomkamp, 2013), à la différence que les humains restés sur Terre ne s’entassent pas dans des bidonvilles mais continuent de vivre comme ils l’ont toujours fait, comme pour éviter de regarder en face qu’ils sont condamnés par l’imminence de la catastrophe écologique. En haut, sur Hypnos, l’humeur est détendue; il faut dire que seuls les plus riches y ont accès, et avec la disparition de facto des classes sociales, s’évanouissent aussi les contestations.
Ce n’est pas un hasard si les personnages que Lane Milburn envoie sur la planète problématique sont trois artistes. Le rôle de l’artiste, on le sait, est d’être un lanceur d’alerte, un rebelle, de questionner ce qui est injuste et moralement inacceptable dans notre monde. Dans notre monde, d’accord, mais qu’en est-il de leur fonction dans un autre ? Jo, Rachel et Chris sont des artistes branchés qui trahissent leur côté «hipster» par leur seule présence. La première a beau dire que «ce genre d’endroit, c’est pas (son) truc», ce voyage représente pour eux une double chance, financière et artistique. Mais au cours de la réalisation de leur projet commun – un «spectacle holographique» en lancement du sommet économique d’Hypnos, où seront présents «les plus grands cerveaux de notre temps» afin de concevoir «notre futur économique» –, le trio fait une découverte alarmante. Vient alors le choix, ou pas, de renoncer au confort en faveur de l’éthique.
Notre monde, en bas, se désagrège de jour en jour. Le feu et la fumée montent jusqu’ici, tu ne sens pas ?
Résultat d’un travail qui a duré plus de cinq ans, Hypnos est un roman graphique qui fascine avant tout par sa richesse graphique (à noter que scénario, dessins et couleurs sont l’œuvre du même Lane Milburn). Tous les décors sont hallucinants, en particulier ceux qui ont les honneurs de la pleine voire de la double page. L’auteur s’étend à nous montrer cette planète dominée par les poussées fongiques depuis sa création légendaire, au milieu d’un chaos volcanique (séquence d’ouverture qui trouve plusieurs échos dans de nombreuses et éblouissantes scènes oniriques), jusqu’à la plénitude aseptisée de la colonisation humaine, où, sans un bruit, on profite de la plage, on visite un aquarium géant, on profite d’une croisière ou d’un après-midi plongée sous-marine…
Côté scénario, Milburn refuse de faire de son livre un thriller, genre auquel il consacre surtout le dernier acte du récit. Tout se joue dans la description de la vie quotidienne sur Hypnos de la part de trois inadaptés sociaux, qui, encore une fois, se trahissent par leur posture physique. À travers des tranches de vie, où l’on sort, fait les courses, s’amuse, tombe amoureux, l’auteur glisse en douce les thèmes qui prédominent : catastrophe écologique, fracture sociale et place de l’art dans la société. À ce titre, la planète porte bien son nom. Hypnos éblouit, cache une sordide réalité. Fait détourner le regard, en somme, sorte de Dubai intergalactique. En version originale, la planète s’appelle Lure, un mot qui désigne aussi bien, en anglais, la fascination que le leurre. En quatre lettres et tout en nuance, Lane Milburn se présente comme l’un des plus impressionnants, mais aussi pessimistes, artistes de BD d’aujourd’hui.
Hypnos, de Lane Milburn. Sarbacane.
L’histoire
Voilà une décennie que la planète océane Hypnos a été transformée en station balnéaire très prisée pour l’élite terrienne. Les ultrariches commencent même à s’y installer pour de bon. Alors, quand l’opportunité d’y travailler pour un an est offerte à Jo Sparta, une jeune artiste branchée américaine, c’est la chance de sa vie. Sa mission : concevoir une œuvre d’art spectaculaire qui sera présentée lors du lancement du premier sommet mondial à Hypnos, où se réuniront les hommes politiques et les hommes d’affaires les plus puissants de la Terre…