Ryan North et Albert Monteys adaptent Abattoir 5, chef-d’œuvre de la SF et roman antimilitariste de Kurt Vonnegut, dans un roman graphique foisonnant et inventif.
En 54 ans d’existence, Billy Pilgrim a vécu bien des vies différentes. Il y a eu celle qu’il a subie, celle qu’il a combattue et celle qu’il a menée. Billy Pilgrim a été soldat pendant la Seconde Guerre mondiale, rescapé d’un crash d’avion, orthoptiste richissime. Il a été interné en hôpital psychiatrique et enlevé par des extraterrestres, qu’il a aidés à étudier le corps humain. Billy Pilgrim connaît le moment précis de sa propre mort. Et Billy Pilgrim a pu vivre tous les évènements de son existence simultanément, car il a le pouvoir de se détacher du temps.
Billy Pilgrim est l’un des personnages emblématiques de la science-fiction américaine contemporaine, le héros du grand roman antimilitariste de Kurt Vonnegut Abattoir 5, livre culte de la contre-culture américaine, commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et publié en pleine guerre du Vietnam. Il y a un peu de Kurt Vonnegut dans Billy Pilgrim, bien que l’auteur soit présent dans son propre récit. Comme son héros, l’écrivain a vécu «l’atrocité de Dresde», ville allemande où il était fait prisonnier de guerre et bombardée par les Alliés à la fin de la guerre, faisant 25 000 morts. «Je me suis débrouillé pour que chaque personne tuée me fasse gagner deux ou trois dollars», écrira plus tard l’auteur, précisant, avec son humour noir incisif, qu’il fut la «seule personne sur terre» à avoir tiré profit de la destruction de la ville, en racontant son expérience dans un livre.
Prisonnier des nazis
Œuvre courte mais complexe, Abattoir 5 – d’après le nom de l’endroit où Billy Pilgrim, comme Kurt Vonnegut, étaient détenus prisonniers à Dresde –, dans son mélange d’atrocités réelles et de futurs imaginés, avait de quoi se prêter superbement au roman graphique. Et la paire qui s’est associée pour réaliser cette version dense de près de 200 pages (autant que le roman !) n’aurait pu tomber mieux. Au scénario, on trouve l’auteur canadien Ryan North, très fidèle à l’histoire et au style de Vonnegut ; au dessin, c’est Albert Monteys, dessinateur satirique barcelonais qui réalise son premier projet d’envergure en anglais. Sans doute fans du roman, ils en font une adaptation hautement respectueuse, autant qu’ils s’inspirent de son excentricité pour alimenter la leur : ainsi, ils rendent ici hommage aux pulp comics des années 1950, là, ils résument leurs personnages en trois cases, sur le modèle du webcomic dont Ryan North est l’un des précurseurs.
Après une introduction qui lie la vie de Kurt Vonnegut, l’œuvre d’origine et son adaptation, voilà le lecteur plongé au cœur des Ardennes, en décembre 1944, où Billy Pilgrim, soldat incapable de faire la guerre, ne tardera pas à être fait prisonnier par les nazis. Avant que l’ennemi le capture, le héros fait sa première expérience de «détachement du temps» : il revit un traumatisme d’enfance, se voit dans un moment peu glorieux de son futur, se découvre une assurance folle quand, plus de dix ans après la guerre, il est élu président du Lions Club…
«C’est comme ça»
Les auteurs montrent une capacité impressionnante quand il s’agit de traduire, par le dessin, les changements d’époque que traverse Billy. Les mots, souvent repris de Vonnegut lui-même, s’occupent pour leur part du changement de ton, entre de nombreuses séquences de guerre sobres et réalistes, et le reste de la vie de Billy, racontée comme une satire absurde. Le fameux «c’est comme ça», répété à plus de cent reprises dans le roman d’origine, pour souligner autant de fois où le narrateur mentionne la mort de quelqu’un, se voit même attribuer ici une nouvelle fonction comique, grâce à d’amusantes trouvailles visuelles.
Le chemin de vie de Billy Pilgrim a bien sûr une intention philosophique, à la manière d’un Candide postmoderne, traversant et retraversant sa vie par fragments. Jusqu’à en trouver le sens, lorsque des aliens l’amènent sur leur planète, Tralfamadore, pour l’exposer dans un zoo et étudier son comportement. La clef de la résolution des tragédies du monde est à portée de main de Billy, mais les Tralfamadoriens, qui peuvent voir tous les moments du temps simultanément, savent aussi que certains évènements sont immuables, comme des points de repère dans l’histoire de l’humanité où se recoupent toutes les possibilités spatio-temporelles : le bombardement de Dresde, la destruction lointaine de la Terre par les Tralfamadoriens ou encore la mort, le 13 février 1976, de l’improbable héros d’une nouvelle Amérique scindée en vingt pays, qui répond au nom de Billy Pilgrim. C’est comme ça.
Abattoir 5, de Kurt Vonnegut (histoire), Ryan North (scénario) et Albert Monteys (dessin). Éditions du Sous-sol.
L’histoire
Billy Pilgrim mène plusieurs existences à la fois. Il fait des sauts dans le temps et l’espace : il est à la fois orthoptiste américain qui perd un peu la boule, ce tout jeune vétéran qui revit sa lune de miel, cet humain que les Tralfamadoriens ont kidnappé pour le présenter dans un zoo sur leur planète et surtout, il est ce soldat américain prisonnier dans un vieil abattoir de Dresde lors du bombardement et de la destruction totale de la ville en 1945.