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[Bande dessinée] «Les Pizzlys», retour au «temps du mythe»


(photo Jérémie Moreau/Delcourt)

Jérémie Moreau signe, avec Les Pizzlys, une grande histoire sur les effets du réchauffement climatique, à travers le récit de formation de trois citadins partis vivre au fin fond de l’Alaska. Éblouissant et indispensable.

C’est quoi, un «pizzly» ? L’animal qui donne son nom au nouveau roman graphique de Jérémie Moreau – Fauve d’or du festival d’Angoulême 2018 pour La Saga de Grimr – est un croisement entre l’ours polaire et le grizzly, fait rare et, jusqu’à peu, observé presque uniquement en captivité. Le dérèglement climatique a changé la donne, et dans le Grand Nord américain, la banquise fond, obligeant les ours polaires à quitter leur habitat pour se rendre vers le sud, sur le territoire des grizzlys. Le phénomène a toute sa place dans l’œuvre de l’auteur du Discours de la panthère (2020), mais il est aux antipodes du quotidien de son nouveau héros, Nathan. Lui, un Parisien pur jus, gagne péniblement sa vie comme chauffeur Uber pour subvenir aux besoins de sa sœur et de son frère, Zoé et Étienne. Sa dernière «course», Annie, retourne vivre dans son village natal en Alaska après 40 ans de vie parisienne et propose à Nathan et sa petite famille de la suivre, loin de la 4G et du stress de la vie citadine.

On entre dans ces Pizzlys comme dans une œuvre dystopique, embarqué dans une course Uber avec un chauffeur qui fait littéralement corps avec son GPS. L’écran indique la route, lui est en pilote automatique. Au-dessus de lui flotte la même flèche qui représente l’emplacement de la voiture sur la carte. L’homme ultraconnecté a atteint les limites de l’aliénation numérique : Nathan est incapable de se déplacer sans Google Maps qui lui indique le chemin. Même quand il s’agit d’amener sa sœur à l’école, un trajet qu’il effectue tous les jours. Annie le lui promet, ce séjour en Alaska va «réparer son esprit» pollué par la ville, «toxique» par nature. En Alaska, l’homme de demain n’a d’autre choix que de revenir aux fondamentaux – la marche, la chasse, la pêche… – mais a bien du mal à s’y acclimater. «Regarde. Je suis comme lui», dit Nathan, observant un cerf bloqué sur un rocher au milieu de l’eau. Il ne vogue plus dans le vide, comme lorsque son GPS se repère pour lui; la confrontation avec la vie sauvage est une autre paire de manches.

Là-haut, ça fond, alors les ours polaires descendent et ils rencontrent nos ours (…) Ce qu’il se passe là-dehors n’est plus ce que tu as connu

Pour Jérémie Moreau, le débat n’a pas lieu d’être : nous sommes entrés dans l’Anthropocène et cette nouvelle ère ne peut qu’être celle de la catastrophe imminente. Quarante ans après son départ, Annie retrouve son village… à la différence que celui-ci n’est plus réduit qu’à une seule maison. Elle voudrait traverser les marais, mais ceux-ci se sont transformés en lacs. Elle voit les oies migrer avec deux mois d’avance, ne rencontre plus de caribous, excepté ceux qui meurent à cause de la pollution, croise des pizzlys et leur étrange couleur. «Avant, il y avait un ordre, un rythme», remarque-t-elle. Son peuple le sait mieux que quiconque, qui a déserté le village pour la ville ou qui, pour ceux qui ont choisi de rester, «se noie dans l’alcool, la drogue et la violence», lui assène Joe, cette vieille connaissance qui reproche à Annie d’avoir ramené des «petits Blancs» «après ce qu’ils ont fait à la terre».

Si les Français sont mal vus au village, le roman se déroule pour eux comme un récit de formation, où même le plus jeune, Étienne, la tête constamment baissée sur sa Nintendo Switch, sera accepté dans l’équipe des chasseurs, tandis que Nathan, à force de marcher dans l’immensité du paysage, finit par développer une capacité à se repérer quasi animale. Annie veille sur les trois frères et sœur comme une vraie grand-mère, soucieuse aussi de leur transmettre sa culture amérindienne et ses légendes, à commencer par le «temps du mythe», quand «rien ne distinguait un homme d’un saumon, un renard d’un corbeau»; c’est Zoé qui héritera – grâce, aussi, à son amitié avec Genee – de son mysticisme. Le dessin, magnifique, oscille entre le réalisme de rigueur lorsqu’il s’agit de représenter les effets spectaculaires du réchauffement climatique et une inspiration chamanique qui donne lieu à des séquences poétiques saisissantes.

Entre réalité et légende, Jérémie Moreau ne se pose aucune limite, des paysages sublimes sur doubles pages aux séquences hallucinées au découpage irrégulier, façon manga, en passant par l’utilisation hypnotisante des couleurs fluos. C’est pourtant le réalisme qui prime, culminant dans un dernier acte cauchemardesque et malheureusement très actuel. La force de Jérémie Moreau réside surtout dans sa capacité à s’en tenir aux faits – ici, des effets sur le climat qui sont plus impressionnants en Alaska qu’ailleurs – sans jouer aux donneurs de leçons. Et prouve à ce sujet que se limiter à raconter le réel est le plus fort des signaux d’alarme.

Les Pizzlys, de Jérémie Moreau. Delcourt.

L’histoire

Sillonnant Paris jour et nuit au volant de sa BMW à crédit, Nathan enchaîne les courses Uber pour subvenir aux besoins de ses frère et sœur. Faisant littéralement corps avec son GPS, il plonge dans un vide assourdissant quand son portable tombe en panne. À la suite d’un accident, Annie, sa dernière cliente, lui propose de partir vivre en forêt au fin fond de l’Alaska.

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