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[Bande dessinée] Le petit «antimonde» de Michael DeForge


(photo Atrabile)

En dix-sept nouvelles, le Canadien Michael DeForge raconte un monde entre utopie et cauchemar dans Le Paradis pas l’enfer. On vient pour l’extravagance, on reste pour son observation chirurgicale de l’expérience humaine.

Si l’on se fie à Michael DeForge, l’enfer n’existe pas. «Vous pouvez vous enlever ça de la conscience (…) Félicitations, vous n’irez pas en enfer. Vivez votre vie, profitez-en», écrit-il en introduction de l’histoire courte qui donne son titre à ce nouveau et superbe recueil. Mais au fil des quelque 230 pages du livre, se dessine une autre possibilité – à deux doigts d’être une certitude : l’enfer n’est ni là-haut ni terré en profondeur, mais ici, maintenant et en chacun de nous.

Dans ce couple qui, par le biais d’une application, découvre à quoi ressemblera leur enfant, et ce qu’il deviendra une fois adulte (Progéniture); dans une collection de photos présentant le passé et le futur du narrateur (Album); dans cette frange de citoyens usurpant la vie des autres, avec parfois des conséquences irréversibles (Jeu de rôle)…

Les histoires tragiques et surréalistes que s’amuse (beaucoup, ça se sent) à conter DeForge pourraient prendre place dans une réalité alternative à la nôtre, une sorte d’«antimonde» qui ressemble de manière troublante à notre quotidien d’humains angoissés du monde post-covid, mais dans lequel s’immisce ici une touche de science-fiction, là de fantastique…

Le mélange des tons varie lui aussi, allant de la comédie policière (Un de mes étudiants est un meurtrier, formidable pierre angulaire de l’ouvrage) au poème en prose illustré (le magnifique Dieux de la neige), et jusqu’au manifeste politico-artistique. L’idée d’un monde inversé – ou du moins, qui prend le contrepied de celui que l’on connaît – est même une sorte d’utopie dans ce dernier exemple, Nouveau musée, qui raconte, en dessins surréalistes, l’extinction du réalisme; par extension, celle du capitalisme et du monde «terre-à-terre», mort d’avoir voulu trop raisonner l’irraisonnable.

Chaque réaliste fut, enfin, estropié, décapité ou écrasé sous des rochers

«Des années plus tard, lit-on, nous ouvrîmes un Musée du raisonnable tel un hommage aux réalistes. Ils n’étaient pas tous mauvais, après tout.» Ils auraient même été «un signe de détresse» envoyé aux générations futures. Une question subsiste : sommes-nous ces derniers réalistes?

Le ton avait déjà été donné à l’entrée. Dans Jeu de rôle, une opération chirurgicale tourne mal, la responsable prend la fuite : comme beaucoup d’autres citoyens vivant cachés, elle a usurpé une identité et un métier, par passion dit-elle. Plus loin, L’Heure du jugement – autre nouvelle phare de ce recueil qui enfile dix-sept véritables perles – propose de «binge-watcher» une série ultraviolente racontant la transformation progressive d’une démocratie en véritable zone de non-droit après l’instauration d’une loi autorisant les gens à faire ce qu’ils veulent pendant 24 heures.

Le Paradis pas l’enfer est un recueil de nouvelles politiquement chargées, mais qui ne l’avouent qu’à demi-mot. Pour résumer : on vient pour l’extravagance, on reste pour son observation chirurgicale de l’expérience humaine. Dans cette perspective du monde, l’humain est poussé (volontairement ou non) à la solitude, qui à son tour exacerbe les angoisses, les regrets, et toutes sortes de comportements étranges.

Ce qui unit si bien les dix-sept nouvelles de Michael DeForge, c’est leur humour froid et piquant, voire parfois aussi marrant que franchement déprimant. Mais là où l’artiste impressionne le plus, c’est par son éventail d’univers dans lesquels il nous amène par le dessin.

Du «strip» à la Charles Schulz aux cases géantes légendées (à la manière des livres pour enfants), en passant par le dessin psychédélique des récits les plus hallucinés (tel Mon nouveau beau-père est un insecte répugnant et je le déteste) ou la poésie du (faux) reportage photo, ce recueil invite à renouveler profondément son expérience à chaque nouvelle par la vastitude des univers graphiques que traverse le Canadien de 37 ans, spécialiste de la nouvelle graphique régulièrement publié chez le suisse Atrabile, et cheville ouvrière de la série animée culte Adventure Time.

Et s’il est difficile d’opter ici pour un récit qui se démarque d’un ensemble de très haute qualité, le cœur penchera pour la romance acide Un amour d’astronaute. Un ballet à deux en capsule spatiale, un amour inavoué, une mort inattendue et de drôles d’idées noires perdues dans l’espace, achevées par une «punchline» (ingrédient essentiel à la clôture des contes bizarres de DeForge) simplement hilarante.

Le Paradis pas l’enfer, de Michael DeForge. Atrabile.

L’histoire

Le Paradis pas l’enfer est un généreux recueil d’histoires courtes, forme dans laquelle excelle le Canadien Michael DeForge. Chaque nouvelle est un joyau ciselé, avec son propre univers graphique, son propre ton, sa propre écriture, et ses propres enjeux. Malgré le côté disparate des sujets abordés et des styles employés, la sauce prend pour former un tout cohérent, grâce à des études de personnages fines et détaillées, une vision incisive du monde, et un humour mordant, voire carrément vachard, caractéristiques de DeForge.

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