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[Bande dessinée] L’aventure révolutionnaire d’un simple gangster


(Photo : glénat)

Havana Connection, remarquable BD «100 % québécoise», raconte l’aventure cubaine du trafiquant de drogue Lucien Rivard et son improbable complicité dans la révolution menée par Fidel Castro.

Fidel Castro a déclaré que «l’homme ne façonne pas le destin; c’est le destin qui produit l’homme de la situation». Lorsque, caché dans les forêts de la Sierra Maestra, le leader de la révolution cubaine se préparait à accomplir la destinée de l’île, son chemin croisa celui du gangster Lucien Rivard – un «hombre de la hora» d’une tout autre sorte. Montréalais exilé à Cuba en 1956, Rivard fait comme tous les gros bonnets de la «French» qui lui servent d’amis à La Havane : il gère des cabarets et salles de jeux par-devant, et par-derrière écoule l’héroïne de Marseille vers les États-Unis. Quand la révolte gronde dans la capitale, ce monde interlope, proche du dictateur Batista, est menacé. Et le Québécois de diversifier alors ses activités, en vendant des armes à Castro, Guevara et leurs «barbudos», qui en ont désespérément besoin. Levant le voile sur les trois années que Lucien Rivard passa à Cuba, Havana Connection, de Michel Viau et Djibril Morissette-Phan, est un roman graphique ambitieux, qui allie à la précision documentaire les pouvoirs de la fiction.

J’aurais jamais cru qu’un gangster américain viendrait en aide à la révolution!

Si Lucien Rivard est devenu, au cours des années 1960, le plus célèbre bandit québécois – rendu populaire en 1965 avec son évasion spectaculaire de la principale prison de Montréal, qui lui vaudra d’être surnommé «l’Arsène Lupin canadien-français» –, il «n’imaginait jamais, en s’installant à La Havane, qu’il deviendrait un complice de la révolution cubaine», explique Michel Viau, scénariste de ce remarquable docu-fiction de près de 250 pages. L’ami des mafieux était venu s’enrichir sur l’île en profitant du système mis en place par Fulgencio Batista – des casinos et hôtels de luxe financés et construits par l’État cubain, mais gérés par la mafia.

Vraie histoire de gangsters à visée historique, Havana Connection ne fait pas de Rivard un ennemi de la révolution, mais n’en fait pas un ami non plus. L’homme reste discret, mais protège ses intérêts. Et, s’il n’écoute pas Radio Rebelde, la radio clandestine créée par le «Che», il est tous les jours au contact de ce qui se trame dans le pays. De la haute bourgeoisie soutenant Batista aux Cubains opprimés et révolutionnaires, en passant par les pontes des mafias corse, new-yorkaise ou montréalaise, tous font partie du quotidien de cet exilé, qui pensait se faire une place au soleil pour y rester.

Initialement conçue en noir et blanc, Havana Connection enrichit son esthétique léchée par des aplats de couleurs, Djibril Morissette-Phan travaillant exclusivement les nuances d’orange, du pâle et lumineux au vif et ensanglanté, et le gris, qui souligne à son tour les scènes dramatiques – et les plus violentes. Le réalisme photographique du dessin, couplé à un découpage évoquant le cinéma (avec de l’action, de la tension, des bruits, des ambiances, et la reconstitution fidèle des palaces et lieux prestigieux de La Havane), confirme que le jeune illustrateur québécois est à garder à l’œil. Des grandes bandes de dessin, parfois ponctuées de cases plus petites, à des pages pleines et doubles pages sublimement travaillées, le récit de Havana Connection surgit dans toutes les formes, et envoûte.

Derrière la véracité des faits, Michel Viau voit plus loin que le récit rocambolesque : il fait rencontrer à Rivard quelques personnages de fiction, comme Alejandra, la riche exploitante terrienne avec qui il noue une idylle, ou Jorge, son bras droit au casino, un homme intègre, père d’un étudiant révolutionnaire et d’une fille partie combattre aux côtés de Castro. Ainsi, la profondeur documentaire de l’ouvrage touche à toutes les classes sociales. Les vies qui gravitent autour de Rivard confèrent à ce roman graphique une épaisseur épique, pour un personnage qui ne méritait pas moins que tel traitement, spécialement de la part d’une BD «100 % québécoise». Après son expulsion de Cuba libérée, Rivard, revenu à Montréal, reprendra les affaires de plus belle et deviendra l’ennemi numéro 1; on le dit même lié à l’assassinat de John F. Kennedy. Sans doute le bandit, mort paisiblement en 2002, à 88 ans, a-t-il emporté d’autres secrets dans sa tombe…

Havana Connection,
de Michel Viau
et Djibril Morissette-Phan.
Glénat.

L’histoire

Cuba 1956. Le dictateur violent et corrompu Fulgencio Batista a peu à peu livré La Havane aux parrains de la mafia américaine. Hôtels, cabarets et casinos accueillent chaque jour des milliers de touristes qui viennent y dépenser des fortunes dans le jeu, le sexe et la drogue. C’est à ce moment que Lucien Rivard, trafiquant de drogue lié à la French Connection, débarque dans la capitale cubaine. Sous couvert de gérer un night-club, il est chargé d’établir de nouvelles voies d’accès pour écouler l’héroïne marseillaise vers les grandes villes d’Amérique. Mais dans les rues de La Havane, la révolte gronde, et Fidel Castro, leader des forces révolutionnaires, annonce qu’il libérera bientôt le peuple cubain de son dictateur…